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La poésie est surtout le champ de l'exagération. Tous les poëtes ont voulu attirer l'attention des hommes par des images frappantes. Si un dieu marche dans l'Iliade, il est au bout du monde à la troisième enjambée. Ce n'était pas la peine de parler de montagnes pour les laisser à leur place; il fallait les faire sauter comme des chèvres, ou les fondre comme de la cire.

L'ode, dans tous les temps, a été consacrée à l'exagération. Aussi plus une nation devient philosophe,.plus les odes à enthousiasme, et qui n'apprennent rien aux hommes, perdent de leur prix.

De tous les genres de poésie, celui qui charme le plus les esprits instruits et cultivés, c'est la tragédie. Quand la nation n'a pas encore le goût formé, quand elle est dans ce passage de la barbarie à la culture de l'esprit, alors presque tout dans la tragédie est gigantesque et hors de la nature.

Rotrou qui, avec du génie, travailla précisément dans le temps de ce passage, et qui donna dans l'année 1656 son Hercule mourant, commence par faire parler ainsi son béros:

Père de la clarté, grand astre,
âme du monde,
Quels termes n'a franchis ma course vagabonde?
Sur quels bords a-t-or vu les rayons étalés
Où ces bras triomphants ac se soient signalés?
J'ai porté la terreur plus loin que ta carrière,
Plus loin qu'où tes rayons ont porté ta lumière;
J'ai forcé des pays que le jour ne voit pas,
Et j'ai vu la nature au-delà de mes pas.

Neptune et ses Tritons ont vu d'un œil timide
Promener mes vaisseaux sur leur campagne humide.
L'air tremble comme l'onde au seul bruit de mon nom,
Et n'ose plus servir la haine de Junon.

Mais qu'en vain j'ai purgé le séjour où nous sommes!
Je donne aux immortels la peur que j'ôte aux hommes.

On voit par ces vers combien l'exagéré, l'ampoulé, le

forcé, étaient encore à la mode, et c'est ce qui doit faire pardonner à Pierre Corneille.

Il n'y avait que trois ans que Mairet avait commencé à se rapprocher de la vraisemblance et du naturel dans sa Sophonisbe. Il fut le premier en France qui non-seulement fit une pièce régulière, dans laquelle les trois unités sont exactement observées, mais qui connut le langage des passions et qui mit de la vérité dans le dialogue. Il n'y a rien d'exagéré, rien d'ampoulé, dans cette pièce. L'auteur tomba dans un vice tout contraire : c'est la naïveté et la familiarité qui ne sont convenables qu'à la comédie. Cette naïveté plut alors beaucoup.

La première entrevue de Sophonisbe et de Massinisse charma toute la cour. La coquetterie de cette reine captive, qui veut plaire à son vainqueur, eut un prodigieux succès. On trouva même très bon que de deux suivantes. qui accompagnaient Sophonisbe dans cette scène, l'une dît à l'autre, en voyant Massinisse attendri: Ma compagne, il se prend. Ce trait comique était dans la nature, et les discours ampoulés n'y sont pas; aussi cette pièce resta plus de quarante années au théâtre.

L'exagération espagnole reprit bientôt sa place dans l'imitation du Cid que donna Pierre Corneille, d'après Guilain de Castro et Baptista Diamante, deux auteurs qui avaient traité ce sujet avec succès à Madrid. Corneille ne craignit point de traduire ces vers de Dia

mante:

Su sangre sennor que en humo
Su sentimiento esplicava,
Por la boca que la vierte
De verse alli derramada

Por otro que por su rey.

Son sang sur la poussière écrivait mon devoir.

Ce sang qui tout sorti fume encor de courroux
De se voir répandu pour d'autres que pour vous.

Le comte de Gormas ne prcdigue pas des exagérations moins fortes quand il dit:

A

Mon nom sert de rempart à toute la Castille,
Grenade et l'Arragon tremblent quand ce for brille.

Le prince, pour essai de générosité,

Gagnerait des combats marchant à mon côté.

Non-seulement ces rodomontades étaient intolérables, mais elles étaient exprimées dans un style qui fesait un énorme contraste avec les sentiments si naturels et si vrais de Chimène et de Rodrigue.

Toutes ces images boursoufflées ne commencèrent à déplaire aux esprits bien faits, que lorsque enfin la politesse de la cour de Louis XIV apprit aux Français que Ja modestie doit être la compagne de la valeur; qu'il faut laisser aux autres le soin de nous louer; que ni les guerriers, ui les ministres, ni les rois, ne parlent avec emphase, et que le style boursoufflé est le contraire du sublime.

On n'aime point aujourd'hui qu'Auguste parle de l'empire absolu qu'il a sur tout le monde, et de son pouvoir souverain sur la terre et sur l'onde; on n'entend plus qu'en souriant Émilie dire à Cinna:

Pour être plus qu'un roi tu le crois quelque chose.

Jamais il n'y eut en effet d'exagération plus outrée. Il n'y avait pas long-temps que des chevaliers romains des plus anciennes familles, un Septime, un Achillas, avaient été aux gages de Ptolomée, roi d'Égypte. Le sénat de Rome pouvait se croire au-dessus des rois; mais chaque bourgeois de Rome ne pouvait avoir cette prétention ridicule. On haïssait le nom de roi à Rome, comme celui de maître, dominus; mais on ne le méprisait pas. On le méprisait si peu que César l'ambitionna, et ne fut tué

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que pour l'avoir recherché. Octave lui-même, dans cette tragédie, dit à Cinna:

Aujourd'hui même encor je te donne Émilie,
Ce digne objet des vœux de toute l'Italie,

Et qu'ont mise si haut mon amour et mes soins,
Qu'en te couronnant roi je t'aurais donné moins.
Le discours d'Émilie est donc non-seulement exagé
ré, mais entièrement faux,

Le jeune Ptolomée exagère bien davantage, lorsqu'en parlant d'une bataille qu'il n'a point vne, et qui s'est donnée à soixante lieues d'Alexandrie, il décrit des « fleu, >> ves teints de sang, rendus plus rapides par le déborde» ment des parricides; des montagnes de morts privés » d'honneurs suprêmes, que la nature force à se venger » eux-mêmes, et dont les troncs pourris exhalent de » quoi faire la guerre au reste des vivants; et la déroute >>orgueilleuse de Pompée, qui croit que l'Égypte, en. >> dépit de la guerre, ayant sauvé le ciel, pourra sauver >> la terre, et pourra prêter l'épaule au monde chance

>> lant. >>

Ce n'est point ainsi que Racine fait parler Mithridate d'une bataille dont il sort :

Je suis vaincu: Pompée a saisi l'avantage
D'une nuit qui laissait peu de place au courage.
Mes soldats presque nus dans l'ombre intimidés.
Les rangs de toutes parts mal pris et mal gardés,
Le désordre partout redoublant les alarmes,
Nous-mêmes contre nous tournant nos propres armes,
Les cris que les rochers renvoyaient plus affreux,
Enfin toute l'horreur d'un combat ténébreux :
Que pouvait la valeur dans ce trouble funeste?
Les uns sont morts, la fuite a sauvé tout le reste;

Et je ne dois la vie, en ce commun effroi、
Qu'au bruit de mon trépas que je laisse après moi.

C'est là parler en homme. Le roi Ptolomée n'a parlé qu'en poële ampoulé et ridicule,

L'exageration s'est réfugiée dans les oraisons funèbres; 'on s'attend toujours à l'y trouver, on ne regarde jamais ces pièces d'éloquence que comme des déclamations; c'est donc un grand mérite dans Bossuet d'avoir su attendrir et émouvoir dans un genre qui semble fait pour ennuyer.

EXPIATION.

Dieu fil du repentir la vertu des mortels.

C'EST peut-être la plus belle institution del'antiquité que cette cérémonie solennelle, qui réprimait les crimes en avertissant qu'ils doivent être punis, et qui calmait le désespoir des coupables en leur fesant racheter leurs transgressions par des espèces de pénitences. Il faut nécessairement que les remords aient prévenu les expiations; car les maladies sont plus anciennes que la médecine, et tous les besoins ont existé avant les secours.

Il fut donc, avant tous les cultes, une religion naturelle; qui troubla le cœur de l'homme quand il eut dans son ignorance, ou dans son emportement, commis une action inhumaine. Un ami dans une querelle a tué son ami, un frère a tué son frère, un amant jaloux et frénétique a même donné la mort à celle sans laquelle il ne pouvait vivre. Un chef d'une action a condamné un homme vertueux, un citoyen utile. Voilà des hommes désespérés, s'ils sont sensibles. Leur conscience les poursuit; rien n'est plus vrai; et c'est le comble du malheur. Il ne reste plus que deux partis, ou la réparation, ou l'affermissement dans le crime. Toutes les âmes sensibles cherchent le premier parti, les monstres prennent le second.

Dès qu'il y eut des religions établies, il y eut des expiations; les cérémonies en furent ridicules: car quel rapport entre l'eau du Gange et un meurtre? comment un homme réparait-il un homicide en se baignant? Nous

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