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LEÇON D'OUVERTURE

DU COURS DE LANGUE ET DE LITTÉRATURE ROUMAINE A L'ÉCOLE DES LANGUES ORIENTALES VIVANTES DE PARIS.

(16 novembre 1875.)

MESSIEURS,

Le 3 octobre dernier, la petite ville de Czernowitz réunissait en grande pompe une foule de professeurs accourus de toutes les parties de l'Allemagne. Il s'agissait de fêter le 98e anniversaire de l'annexion de la Bucovine par l'Autriche, et d'inaugurer sur cette terre roumaine, non pas une université nationale, mais une université allemande (1). Aujourd'hui, Messieurs, nous inaugurons, avec moins de pompe sans doute, mais avec des vues plus généreuses, l'enseignement de la langue et de la littérature roumaines en France. Quelque indigne que je sois de prendre la parole devant vous, je ne puis m'empêcher de faire un rapprochement qui montre d'une manière frappante combien les sentiments que nous avons pour les Roumains sont éloignés de ceux de l'Allemagne. La France, placée à la tête de la famille latine, doit connaître tous les peuples qui la composent; elle doit suivre leurs progrès; elle doit s'initier à leur langue et aux productions de leur esprit.

(1) Détail caractéristique: parmi les nombreux discours prononcés à l'inauguration de l'Université allemande de Czernowitz, on a surtout remarqué celui du recteur de la nouvelle Université de Strasbourg.

Elle ne cherche pas à s'imposer brutalement à eux, ni à faire tourner à son profit exclusif les sympathies nées de l'affinité d'origine; elle veut que les avantages de cette entente fraternelle soient des avantages réciproques, et, lorsqu'elle veut pénétrer les secrets de leur histoire, elle ne sépare pas la science de la justice.

Au début des études roumaines que je me propose de poursuivre avec vous, j'ai cru, Messieurs, que je devais vous exposer en peu de mots la situation actuelle des Roumains, vous faire connaître les liens qui les unissent à nous, et vous montrer les titres qui les recommandent à notre estime.

De tous les peuples qui ont reçu l'empreinte de Rome, les Roumains sont peut-être celui qui se rappelle avec le plus de fierté son origine latine. Perdus dans la nuit du moyen âge, au point qu'un auteur allemand a prétendu que pendant huit siècles ils avaient abandonné la Dacie et s'étaient réfugiés dans les Balkans (1), ils ont, à défaut d'une histoire écrite, conservé intactes leurs traditions nationales. Dès le XIVe siècle, alors que les idées de race et de patrie commençaient à peine à se faire jour, nous les voyons revendiquer la Transylvanie contre les Magyars, en s'appuyant sur une occupation de plus de mille ans (2). Le nom de Romini, qu'ils se donnent eux-mêmes, n'est

(1) Romänische Studien; Untersuchungen zur älteren Geschichte Romäniens, von Robert Roesler; Leipzig, 1871, in-8. — Voyez la critique de cet ouvrage, publiée par M. Xenopol dans les Convorbiri literare de Iassi, 1875, nos 5 et 6, p. 159-173, 220-229, et reproduite dans le journal Românulé des 28, 29, 30 et 31 octobre 1875 (v. s.).

(2) Voy. un document de l'année 1366 dans le Codex diplomaticus Hungariæ de Fejér, t. IX, vii, p. 252.

pas, comme on serait tenté de le croire, d'introduction moderne; ils n'en ont jamais connu d'autre, et ont toujours protesté avec force contre la désignation étrangère de Valaques. Un auteur italien qui parcourut l'Europe orientale dans les premières années du XVIIe siècle fut frappé de ce fait, qu'il fut l'un des premiers à relever. « Les Valaques, dit-il, tiennent pour une ignominie le nom de Valaque, ne voulant être appelés d'aucun autre nom que du nom de Roumain, et se glorifiant de tirer leur origine des Romains (1). »

Est-ce à dire, comme l'a prétendu Eliade, que ce sont les descendants directs des Romains, et qu'ils ne se sont mélangés d'une manière appréciable avec aucun autre peuple? Non, certes, et si une pareille opinion mérite d'être notée comme un indice des tendances nationales, il est certain qu'elle ne peut supporter un examen critique. Les Roumains sont, avant tout, les descendants de l'ancienne population dace, à laquelle les Romains imposérent leur langue et leur civilisation. Les colons établis en Dacie par Trajan eurent sans doute une part considérable dans la formation du peuple nouveau, mais il est plus que probable, pour ne pas dire certain, que la population primitive conserva toujours une supériorité numérique. En Dacie, comme en Gaule, comme en Espagne, il suffit d'un petit noyau de légionnaires et de colons pour opérer en peu de temps la romanisation complète du pays. Telle

(1) Tengono (i Valacchi) per ignominia il nome di Valacco, non volendo essere appellati con altro vocabolo, che di Romanichi, gloriandosi d'havere origine da' Romani. » Delle Guerre et Rivolgimenti del Regno d'Ungaria... di Monsignor Giorgio Tomari Veneto, Protonotario apostolico, ecc.; in Venetia, 1621, in-4.

était la force des institutions romaines; tel était l'ascendant exercé par les soldats des légions sur les barbares qu'ils avaient vaincus ! Le droit de connubium et de commercium accordé aux colons, l'introduction du système municipal romain, les bienfaits d'une administration régulière, portèrent les Daces, les Gaulois et les Espagnols à oublier leur langue pour parler celle de leurs vainqueurs ; chez les uns comme chez les autres, c'est à peine si l'on peut retrouver quelques traces des idiomes auxquels a succédé la langue de Rome.

De cette éducation latine date, Messieurs, notre parenté avec les Roumains, avec les Italiens, les Espagnols, les Portugais. On peut dire que les liens créés par l'éducation sont plus étroits encore que les liens du sang. Les uns s'affaiblissent après quelques générations; les autres, au contraire, ne font que s'affermir avec les siècles. La parenté dont je viens d'indiquer l'origine est bien vieille déjà, et pourtant jamais elle n'a été aussi profondément sentie qu'aujourd'hui.

La langue roumaine, à laquelle cette chaire est désormais consacrée, occupe une place particulière parmi les idiomes romans, et ne doit être négligée par aucun de ceux qui étudient ce domaine linguistique. Elle a conservé de précieux restes des flexions latines, et l'on y retrouve une foule de mots qui ont disparu de nos langues occidentales. Les éléments étrangers qui s'y sont introduits n'en ont pas sensiblement modifié le caractère. Malgré les conditions très-diverses où vivent les Roumains, leur parler n'offre pas ce nombre infini de dialectes que nous trouvons en Italie, en Espagne et même en France. Un fait aussi caractéristique ne peut s'expliquer que par la singulière ténacité de la race. Le roumain est parlé par une population de huit à neuf

millions d'individus. Cette population n'a pas le bonheur de constituer une même nation politique; elle est répartie entre plusieurs États rivaux, mais les deux principautés de Valachie et de Moldavie, réunies depuis 1858 sons le nom de Roumanie, en renferment du moins un peu plus de la moitié. C'est ce pays, principal foyer de la nationalité roumaine, qui doit spécialement nous occuper.

La Roumanie compte aujourd'hui cinq millions d'habitants en nombre rond, sur lesquels on peut évaluer les étrangers à 400,000 environ. Sa situation aux bouches du Danube l'a fait de tout temps considérer comme une des régions les plus importantes de l'Europe orientale. Les Romains, les Gots, les Bulgares, les Avares, les Polonais, les Turcs, les Russes l'ont successivement occupée sans réussir à s'y maintenir. Il est remarquable que, dès le XVIe siècle, la France ait conçu le projet d'y prendre pied. Lorsque Charles IX entama des négociations pour assurer à son frère le trône de Pologne, il sollicita et obtint pour lui du sultan le droit de nommer les palatins de Moldavie et de Valachie, et de réunir ces deux principautés àlla Pologne. Cette concession qui, dans l'esprit du roi de France, était aussi avantageuse pour les Roumains que pour les Polonais, devait assurer le succès de l'élection (1). L'affaire n'eut pas de suite, mais la France ne perdit pas de vue pour cela les pays du bas Danube. Quelques années plus tard, elle usa de toute son influence sur la Porte, en faveur du prince Pierre Cercel (1578-1581) (2).

(1) Voyez les documents cités par Charrière, Négociations de la France dans le Levant au XVIe siècle, t. III, p. 346 sqq.

(2) Charrière, ibid., t. III, p. 34-36; t. IV, p. 40-41; Tocilescu, Petru Cercelli (Bucuresci, 1874, in-12, pp. 33 sqq.)

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