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dans la région nord-est de la Serbie, où leur établissement ne paraît guère remonter au-delà du Réglement organique (1831), et où leur nationalité se maintient sans qu'ils aient eu à souffrir du voisinage des Serbes. Un autre détachement de 45,000 à 50,000 âmes habite les bords de l'Isker ou les villes de la Bulgarie septentrionale; le reste est établi dans la Dobrudža, c'est-à-dire dans le delta du Danube et le pays avoisinant..

L'évaluation du second groupe présente des difficultés qui n'ont pas encore été résolues. Les Roumains de la Macédoine ou Tsintsares habitent certaines régions du Pinde et de l'Olympe, où sont réparties, à l'état sporadique, dans la plupart des villes de la péninsule des Balkans. Les uns se sont laissés absorber par les Grecs; les autres, au contraire, résistent et luttent avec courage contre les prétentions helléniques. L'Albanie renferme même un certain nombre de villages qui se sont convertis à l'islamisme, sans abandonner pour cela leur idiome latin. Toute cette population, qui s'élève assez probablement au chiffre d'un demi-million d'individus (sans compter ceux dont la grécisation est définitive), ne joue pas actuellement de rôle politique, mais ses aptitudes commerciales lui donnent une réelle influence dans la Péninsule. Il y aurait de grands avantages pour nos échanges à lier des relations avec les négociants tsintsares qui possèdent d'importantes maisons à Salonique et dans une foule d'autres villes. Ces négociants font la plupart de leurs achats à Vienne, mais il est probable qu'ils nous donneraient bien souvent la préférence si nous prenions à tâche de leur faire mieux connaître nos produits. En tous cas, la connaissance de la langue roumaine ren

drait de grands services aux agents que nous entretenons à Philippopoli, à Salonique, à Ianina, comme aussi à ceux de Rusčuk, de Küstendže et de Varna.

Le troisième groupe des Roumains transdanubiens peut être considéré comme une simple curiosité ethnographique; je veux parler de ces petits villages de l'Istrie dont les noms ont été cités plus d'une fois. Il est bien constaté que la population qui les occupe ne se confond ni avec les Slaves ni avec les Italiens du voisinage. Elle parle un dialecte à peine différent de celui des Carpates, et nul doute ne peut être émis sur son origine; mais par suite de quelle circonstance a-t-elle été jetée dans ce petit coin de terre? C'est une question que je n'entreprendrai pas de résoudre. Peut-être conviendrait-il d'admettre, avec certains auteurs, que les Morlaques de la Dalmatie, ou tout au moins les Valaques qui, au XVIe et au XVIIe siècle, vinrent habiter les confins de la Slavonie, n'étaient pas des Serbes, mais des Roumains partis de l'Albanie ou de l'Épire. S'il en était ainsi, l'on concevrait sans peine qu'une portion de ces émigrants se soit avancée jusqu'en Istrie; toutefois je ne risque cette hypothèse que sous toute réserve, ne croyant pas que la question puisse être tranchée sans la secours de documents nouveaux ; j'avouerai même que les recherches linguistiques semblent jusqu'ici la contredire.

J'ai terminé, Messieurs, le dénombrement des Roumains. Je vous les ai montrés en lutte avec les Allemands, les Magyars, les Russes, les Serbes, les Grecs, les Albanais. Les Bulgares, envers lesquels ils jouent maintenant le rôle d'instituteurs, sont peut-être la seule nation avec laquelle ils ne soient pas en conflit. Malgré ces luttes incessantes,

ils réussissent à se maintenir à peu près intacts; leur force de résistance est à mes yeux leur principal titre de gloire. Nous qui nous vantons d'occuper le premier rang parmi les peuples latins, n'avons-nous pas le devoir de tendre une main amie à ceux qui, pendant des siècles, ont su conserver en Orient le nom et la langue de notre mère commune?

Et si ces considérations vous laissent indifférents, si vous n'avez pas comme moi, Messieurs, l'amour et le respect de la famille latine, n'oubliez pas que la communauté d'origine n'est pas le seul lien qui nous unisse aux Roumains.

Je ne reviendrai pas sur les efforts que les deux princi pautés ont faits même avant leur réunion pour rapprocher leurs institutions de celles de la France; je n'évoquerai pas le souvenir des hommes distingués qui sont venus chercher l'instruction dans nos écoles; je ne m'arrèterai pas même à vous peindre l'influence de notre langue et de notre littérature sur la société roumaine. Il est des faits qui nous touchent plus et que je tiens à rappeler avec reconnaissance. Nos derniers revers ont fourniaux populations roumaines l'occasion de faire éclater toutes les sympathies qu'elles nourrissent pour nous. Chacune de nos défaites a été considérée à Bucarest comme un deuil public; plus la fortune nous était contraire, et plus il semblait que les Roumains eussent à cœur de nous témoigner leur inviolable attachement. Une représentation avait lieu au grand théâtre au moment où l'on apprit la capitulation de Paris; la fatale nouvelle se répandit dans la salle avec la rapidité de l'éclair; la représentation fut interrompue et tous les spectateurs, dominés

par leur émotion, se levèrent en criant d'une même voix : Vive la France!

Et ne croyez pas, Messieurs, que les Roumains se soient bornés à des marques stériles de sympathie. Nos agents consulaires pourront vous dire que des sommes importantes ont été versées entre leurs mains pour nos blessés. Bien plus, l'armée roumaine a tenu à honneur de mêler son sang au nôtre sur les champs de bataille. Vous n'avez pas oublié les deux princes Bibescu, l'un aide-de-camp du gouverneur de Paris, l'autre enfermé dans Metz et emmené en captivité par les Allemands; vous vous souvenez du brave major Pilat, ancien élève de notre école de Metz et gendre d'un des fondateurs de l'unité roumaine, qui abandonna son siége à la chambre des députés de Bucarest et se distingua dans les rangs du 18e corps. L'armée de la Loire a connu les noms de MM. Victor Stoica, Titus Dunca et Moruzi, ces deux derniers blessés par les balles prussiennes ; à Paris, vous avez pu voir les capitaines Popescu et Brătianu décorés l'un et l'autre pour leur conduite devant l'ennemi, MM. Palama, Dona et plusieurs autres volontaires, enfin le lieutenant Vedrascu et M. N. Ghica ont pris part à la défense de Dijon. Je ne puis citer ici tous les noms de ceux qui ont porté les armes pour la France; non seulement la liste en serait longue, mais elle ne pourrait être complète. Plusieurs de ceux qui ont combattu dans nos rangs se sont volontairement effacés avec une modestie qui augmentait encore la valeur de leur dévoùment. Je dois pourtant dire encore un mot des médecins qui se sont consacrés à nos ambulances. L'un d'eux, le docteur Dobranici, est mort pendant la campagne; un autre, le docteur Jugureanu, a conquis

par mille fatigues la croix de la Légion-d'Honneur; vingt autres que je pourrais citer ont donné leurs soins à nos soldats.

Les Roumains de la Hongrie ne sont pas demeurés en arrière de leurs frères orientaux. S'ils n'ont pu nous fournir ni officiers ni médecins exercés, ils ont pris du moins sur leur nécessaire pour porter secours à nos blessés. J'ai reçu moi-même des offrandes relativement considérables recueillies sou par sou dans les chaumières des paysans de la Transylvanie. Ces hommes simples et incultes comprenaient, par une singulière intuition, que l'avenir de tous les peuples latins est. intimement lié l'avenir de la France. Quand ils surent que des négocia tions avaient lieu entre le vainqueur et le vaincu, quand ils purent croire que les puissances neutres s'opposeraient

démembrement de notre territoire, tous ceux qui savaient seulement signer leur nom s'empressèrent d'adresser des pétitions à l'empereur François-Joseph, pour le presser d'user de son influence en notre faveur.

Il nous appartient, Messieurs, en retour des sympathies que les Roumains nous ont prodiguées, de rendre nos relations avec eux plus intimes encore. Le meilleur moyen d'y parvenir est, ce me semble, d'apprendre leur langue si voisine de la nôtre. En abordant cette étude avec vous, je ne puis me dissimuler que j'assume une lourde tâche, qui est peut-être au-dessus de mes. forces; mais j'ose compter sur votre bienveillance, et je me sens soutenu par un ardent désir d'être utile aux deux nations.

Emile PICOT.

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