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dont il a besoin. Le reste est à l'instituteur, autre fonctionnaire d'État, qui a charge, lui, non de faire des catholiques, des protestants ou des juifs, mais des hommes honnètes, des hommes utiles et de bons citoyens.

Voilà le cercle parcouru; voilà le programme tel que je voudrais le voir appliqué. Il disciplinera les sens, dressera le corps, agrandira l'esprit, fortifiera le jugement, affermira la volonté, développera le sentiment du devoir et de la responsabilité; il n'empêchera l'enfant ni d'ouvrir les ailes de son imagination, ni de laisser son cœur vibrer à toutes les émotions.

Ce programme splendide, il faudrait bien que tout le monde pût le parcourir; malheureusement nous ne verrons pas cela. Tâchons du moins qu'il puisse être tout entier mis en pratique, non seulement pour ceux qui sont nés dans d'heureuses conditions de fortune, mais aussi pour tous ceux qui se seront montrés dignes d'en profiter, et cela dans leur intérêt, dans l'intérêt social, dans l'intérêt de la France! (Applaudissements.)

En vérité, messieurs, lorsqu'on pense à ce que pourrait être notre pays après un certain nombre d'années d'application d'un pareil programme, organisé comme il conviendrait, on ne peut s'empêcher d'être saisi d'enthousiasme. Quant à moi, autant j'éprouve un sentiment de douleur et de colère quand je parcours l'histoire, celle de ces temps sombres encore si près de nous, où l'ignorance était à ce point souveraine que ceux qui en mouraient n'en avaient même pas conscience, autant je ne peux, sans une sorte d'enivrement, me tourner du côté de l'avenir, et contempler en espérance ce que d'autres verront en réalité, ce que nous préparons. Qui pourrait aujourd'hui se figurer ce que sera la France lorsque rien ne sera perdu pour sa force et pour son bonheur de ce qu'elle enfante chaque année de génies? Voyez quel prodigieux essor a suivi l'arrivée de la bourgeoisie sur la scène publique, la diffusion de l'instruc

tion dans les classes moyennes de la société! Eh bien, donnez l'instruction à la masse de la nation; quels progrès ne réaliserait-on pas si le peuple tout entier était, à ce point de vue, placé dans des conditions similaires? S'il était appelé réellement à fournir au complet son contingent de forces intellectuelles? Nous ne sommes pas des nobles; nous n'avons pas la vaniteuse niaiserie de croire appartenir à une race particulière, douée de vertus spéciales; nous sommes tous de la mème race, du même sang; force nous est bien de reconnaître que la somme des valeurs intellectuelles est proportionnelle aux masses; or, le peuple s'appelle légion! (Applaudissements.)

Oui, imaginez que la France ne perde aucune des forces intellectuelles qui restent actuellement inutiles et inconscientes d'elles-mêmes, et songez à la somme prodigieuse de richesses et de bonheur qu'elle en retirera! Voyez d'autre part quelles sources de jouissances d'ordre élevé seront mises par l'expansion de l'instruction à la disposition de ceux qui, dans la société, resteront toujours voués aux travaux manuels, et qui aujourd'hui ne savent le plus souvent se délasser de leur labeur que par quelques grossiers plaisirs!

Par quoi sommes-nous séparés de cette époque que nous préparons, que nous touchons presque de la main? Par les préjugés et par l'argent.

Les préjugés, nous savons comment on en a raison. Le livre de M. Charles Robert, écrit d'hier, et qui semble ètre écrit depuis des siècles, nous montre avec quelle rapidité ils disparaissent aujourd'hui, la théorie de l'ignorance ne trouverait plus de défenseurs. Devant la discussion, devant l'exercice de la liberté, ces préjugés font comme ces brouillards qu'on voit flotter au matin dans le fond des vallées, et qui, lorsque le soleil se lève, s'enroulent en remontant au flanc des coteaux, pour disparaître et se dissiper dans l'atmosphère. Avant peu nous n'aurons plus à compter avec eux.

Reste l'argent.

Est-ce là un obstacle insurmontable? Non, certes. L'argent, la France en a donné sans marchander et elle en donnera encore quand il s'agit de son armée, qui lui assure la sécurité et l'honneur; quand il s'agit des travaux publics, qui sont les sources de sa fortune. Et vous vous figurez qu'elle s'arrêtera, et qu'elle n'en trouvera pas pour ses écoles, qui préparent à la fois et sauvegardent sa sécurité, son honneur, sa fortune? Non! non! Les questions d'argent ne nous arrêteront pas. Et tout ce qui semblait insensé il n'y a pas vingt ans, tout ce qu'on pourrait encore aujourd'hui appeler utopie, se trouvera bientôt une réalité.

Et lorsque tous ces biens seront réalisés ; lorsque tous les enfants de la Patrie seront véritablement libres et maîtres d'eux-mêmes, parce qu'ils seront instruits, nous ne demanderons qu'une chose bien ambitieuse, il est vrai, c'est qu'ils se rappellent quelquefois le nom de ceux qui auront consacré à cette grande œuvre toutes les forces de leur esprit et toutes les ardeurs de leur àme!

(Acclamations. De longues salves d'applaudissements se font entendre encore longtemps après que M. Paul Bert a quitté la salle.)

II

L'éducation de la femme 1.

Ce n'est pas une des moindres gloires de notre Révolution française que d'avoir compris, pour la première fois, la grandeur du rôle de la femme dans l'éducation et dans la société, et que d'avoir voulu, au mème titre qu'à l'homme, lui ouvrir des écoles publiques et s'occuper de son éducation. Ce n'est pas qu'autrefois de nombreuses congrégations enseignantes n'ouvrissent aux jeunes filles de la noblesse et de la haute bourgeoisie des couvents, où, dès leur jeune âge, des enfants enfants de deux ans y étaient admis, des jeunes filles recevaient une instruction, presque toujours singulièrement limitée, du reste.

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Et ce n'est pas que, dès avant la Révolution, des hommes de grand cœur, à la tète desquels il faut citer Fénelon, ne se fussent préoccupés de dresser les règles de l'éducation des femmes, et n'eussent reconnu la

1. Conférence faite à la Salle Wagram, le 17 février 1884. Le discours qu'on va lire n'a pas été publié par M. Paul Bert luimême. Il n'en existe qu'une sténographie très imparfaite qu'on a dû revoir de très près et parfois corriger, avec toute discrétion, bien entendu. Les erreurs de dates ou autres, s'il y en a, ne sont donc pas imputables à M. Paul Bert qui ne les aurait pas laissé subsister, en même temps qu'il aurait mis à l'ensemble du discours sa marque personnelle.

nécessité de développer leurs facultés, de fortifier leur raison, d'affermir leur jugement par des études quelque peu approfondies des lettres et même des sciences.

Mais ces hautes pensées d'hommes qui auraient dû être les conducteurs de l'humanité, ne séduisaient pas tout le monde, et il s'en fallait de beaucoup que l'opinion acceptât les conséquences qu'ils entendaient tirer de leurs principes. Mais l'idée était née et pendant les xvie, XVIIe et XVIIIe siècles, des hommes et des femmes d'élite s'employaient à la répandre et à faire sentir l'intérêt sérieux qu'il y avait à moins négliger l'éducation de la femme.

En 1687, un homme dont le nom mériterait davantage de sortir de l'obscurité où on l'a laissé, Claude Henry, abbé du Loc-Dieu, disait : « Ce sera sans doute un grand paradoxe qu'elles doivent apprendre autre chose que leur catéchisme, la couture et divers petits ouvrages, chanter, danser et s'habiller à la mode, faire bien la révérence et parler civilement, car voilà en quoi l'on fait consister pour l'ordinaire toute leur éducation.

De certains excès, on a conclu, comme d'une expé rience assurée, que les femmes n'étaient point capables d'études, comme si leurs âmes étaient d'une autre espèce que celles des hommes, comme si elles n'avaient pas aussi bien que nous une raison à conduire, une volonté à régler, des passions à combattre, une santé à conserver, des biens à gouverner, ou s'il leur était plus facile qu'à nous de satisfaire à tous ces devoirs sans rien apprendre. (Applaudissements.)

En vérité on ne peut mieux dire et on n'a jamais mieux dit; mais cela ne convainquait guère la foule, la majorité hochait la tête et comme le vieux Chrysale des Femmes savantes, disait : « Savoir coudre, filer, faire des bourses, travailler en un mot des mains, voilà ce qui convient aux femmes. »

Et Ariste d'opiner : Les jeunes filles ne doivent apprendre qu'à faire la révérence, à tenir les bras, à sourire en pinçant les lèvres, à ne manger à table qu'à

LE CLERICALISME.

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