Page images
PDF
EPUB

a pas intention mauvaise, il ne peut y avoir faute en la conscience.» Puisqu'il n'y a pas faute, dit-il, il n'y a pas obligation de réparer un mal fait tout à fait involontairement. Et alors il met en scène Adalbert (p. 15) qui, voulant tuer son ennemi Titius, tue son ami Caïus; et il déclare gravement qu'Adalbert n'étant coupable en rien pour l'homicide commis, n'est tenu à aucune restitution pour les héritiers de celui qu'il a assassiné. Faisons un pas de plus prenons un autre principe, infiniment moins sûr, mais admissible sous réserves en pratique, à savoir qu'on n'est pas obligé de se dénoncer soi-même pour un acte mauvais qu'on a commis, et introduisons-le dans l'espèce précédente. Nous avons alors le cas de Julius (p. 236) qui boit par mégarde le vin empoisonné que Curtius offrait à Didyme pour le faire mourir. Curtius, dit le casuiste, n'était pas obligé d'avertir Julius, car c'eût été se dénoncer, et il n'est pas tenu à indemniser ses héritiers, parce qu'il n'avait pas l'intention de le tuer il n'a été que l'occasion, non la cause efficace de la mort, et Julius s'est tué lui-même! On sent que, pour un rien, Curtius pourrait lui demander des dommages-intérèts.

:

Autre principe, meilleur : « On ne doit réparer que le préjudice qu'on a réellement causé. Donc, si Jacob (p. 252) a tué Marc qui ruinait sa famille par son luxe et son ivrognerie, il ne doit rien à la famille dudit Marc, car il ne lui a porté aucun préjudice. Bien mieux, il lui a rendu service, puisqu'il l'a empêchée d'être ruinée davantage! Un peu plus, il aurait le droit de réclamer une récompense.

On conçoit que rien ne résiste à cette manière de se servir de ces principes, à cette méthode dont les exemples abondent dans le présent ouvrage. Je n'en indiquerai pas d'autres, et me bornerai à faire ici une remarque de la plus haute importance.

Gury se plaint quelque part (p. 257), avec une naïveté

1. Il s'agit du livre La Morale des Jésuites.

charmante, « de la difficulté qu'il y a d'accorder les lois de la conscience avec celles du Code civil. Je dirai que cela se comprend, et, qu'a priori, il doit y avoir souvent d'importantes différences entre la décision du juge de la conscience, c'est-à-dire des intentions, comme on se figure que doit l'ètre le prêtre, et la solution du magistrat laïque en fait, ou de la loi civile en principe. Mais dans quel sens doit s'accentuer la différence? Dans le sens, ce semble, d'une sévérité plus grande de la part du juge religieux. En fait, d'abord, le magistrat civil ne peut condamner que lorsqu'à l'intention mauvaise se joint l'acte, le commencement d'exécution. En droit, la loi civile, qui n'est pas chargée de mettre la paix dans les consciences, mais l'ordre dans la société, est obligée de passer condamnation sur bien des actes que devrait condamner le juge religieux. Or, en est-il ainsi avec les jésuites? Tant s'en faut! et les exemples ne manquent pas. Voici un voleur : il doit restituer, cela ne fait de doute pour personne, et le magistrat civil l'y contraindra par toutes les voies de droit. Mais il consulte le casuiste, et celui-ci l'autorise à surseoir à la restitution, lorsqu'il ne peut la faire « sans perdre une situation justement acquise », c'està-dire acquise par un vol (p. 201). Voici un niais, Simplice, qui s'est laissé sottement voler le cheval qu'il avait emprunté. Tant pis pour toi, dira le juge civil: tu paieras le cheval. Oh! non, s'écrie le doux casuiste : il est si bête (p. 239)! Voici Quirinus, qui entre la nuit pour voler dans une boutique, tenant une chandelle à la main; un chat s'élance, fait tomber la chandelle; le feu prend et tout brûle. Je ne sais ce que dira le juge civil, mais je sais bien ce que dirait la morale laïque; quant au casuiste, il n'hésite pas : Pauvre Quirinus! il ne doit rien, ce n'est pas de sa faute, c'est le chat (p. 196)! Voici Zéphirin, qui creuse un trou dans son champ, et qui, sachant qu'André doit passer là, se garde de l'avertir. André tombe et se casse la jambe. Le juge civil perdra là son action, mais le juge moral! N'ayez

peur, Zéphirin ne doit rien (p. 232). Voici Philias, séminariste, qui laisse chasser un de ses camarades comme coupable d'un vol qu'il a lui-même commis; les conséquences en sont graves pour le pauvre Albin. Ici encore, le juge civil ne peut rien; le jésuite exempte, sans hésiter, Philias de toute indemnité (p. 235). Olympius, pendant une vente aux enchères, commet le délit de coalition, passible d'amende et de prison devant le juge civil; le casuiste l'absout (p. 306). Enfin si, pour ne pas multiplier à l'excès les exemples, nous revenons à Adalbert, meurtrier de Caïus, nous voyons que le juge civil lui fera sûrement payer des dommages-intérêts à la famille de celui qu'il a tué, et peut-être le condamnera comme ayant commis une tentative d'assassinat envers Titius. Le jésuite, lui, se lave les mains de tout ceci : Adalbert ne l'a pas fait exprès, cela suffit.

J'appelle l'attention du lecteur sur cette observation générale; il trouvera dans le livre nombre de préceptes ou de cas qui sont sans doute en harmonie avec les prescriptions de la loi civile; mais que la loi subit plutôt qu'elle n'approuve, et qu'elle édicte non à cause de l'honnêteté de l'acte ou de la formule, mais parce qu'il y aurait de graves inconvénients sociaux à procéder autrement. Je n'en cite qu'un seul sur son lit de mort, un père ordonne à son fils de faire un certain don; certes, en droit civil, il n'y a pas là de testament, et c'est le cas de faire intervenir le juge de conscience; or, le casuiste dispense le fils d'accomplir la volonté de son père mourant (p. 295). En un mot, le casuiste accepte toujours les solutions de la loi civile, lorsqu'elles peuvent être utilisées par le coupable moral; mais lorsque celui-ci est condamné par elles, il s'efforce de lui fournir maintes ruses pour s'échapper.

Car c'est un des caractères de la casuistique jésuitique de toujours prendre parti pour le pécheur, et ce n'est pas la moindre cause de son définitif triomphe sur le rigorisme janséniste. Entre le voleur et le volé, le jésuite n'hésite jamais il se met du parti du voleur.

Voyez les exemples que je viens de citer. Quand il s'agit d'exempter de la restitution, il est tout miel pour le voleur : il ne faut pas le forcer à « se priver de ses serviteurs ou de ses amis »; mais le volé, pendant ce temps, peut tranquillement mourir de faim; il exempte Simplice sans souci du loueur de chevaux, qui perd sa bête; du marchand incendié par Quirinus, et bien innocent, il ne se soucie mie, non plus que d'André et de sa jambe cassée, non plus que du pauvre diable dont Olympius a entravé la vente, non plus que d'Albin, déshonoré et ruiné, non plus que des héritiers innocents de Caïus l'assassiné. Non, ses sympathies sont ailleurs. Étonnezvous après cela que les Parlements l'aient chassé!

Qu'il y aurait à dire sur la compensation occulte, si énergiquement condamnée par le droit civil et la morale laïque, si complètement approuvée, et parfois si spirituellement enseignée par le jésuite (p. 59, 186, 287, 290, 311). La théorie et la pratique de cet art de voler se trouve en maints passages du livre, et l'on frémit en pensant à ce qu'a dû envoyer d'accusés devant la justice criminelle l'enseignement des jésuites, tombant sur une nature bien disposée. Et la théorie du vol proprement dite! Sa gravité suivant la fortune du volé, et non, comme le veulent nos Codes, suivant les circonstances d'escalade, d'effraction, etc. (p. 181). Et le vol léger qui n'oblige pas à la restitution! Et l'indulgence pour les vols des domestiques (p. 182)! Et la nécessité excusant du vol (p. 184)! Et la possibilité d'intéresser Dieu au succès d'un vol (p. 103)!

Que de choses à dire encore! Les superstitions absurdes (p. 89, 495), la démonialité des tables tournantes, par exemple (p. 90). La possession diabolique (p. 101) et le commerce charnel avec les démons! Les formules politiques, les rois ne tenant que de l'Église leur pouvoir (p. 46)! Les doctrines de la plus sauvage intolérance (p. 81); les hérétiques considérés, quoique rebelles, comme sujets de l'Église et soumis à ses lois (p. 48, 396, 427), phrase terrible qui appelle logiquement

l'autodafé, et leurs enfants baptisés malgré eux (p. 360, 383); l'interdiction d'avertir le ministre protestant que son coreligionnaire se meurt et l'appelle (p. 86); les infractions audacieuses aux prescriptions du droit civil, enseignées et justifiées (p. 50, 336, 355) donation pour cause de mort (p. 266); négation de l'égalité des partages (p. 266); état et propriété des moines (p. 336, 354); substitution et fidéicommis (p. 267); dissimulation d'héritage (p. 266); fraude des droits de douane et d'octroi (p. 62, 206), etc.; la différence de gravité des péchés, suivant qu'ils doivent être ou non très avantageux, véritable découverte jésuitique (p. 112, 124); le meurtre d'un innocent excusé dans des conditions d'une obscurité redoutable (p. 125); la théorie de la dénonciation ordonnée par les constitutions d'Ignace (Reg. comm. XX), introduite dans le monde laïque et chaudement recommandée (p. 80); la destruction des livres réputés mauvais et leur vol, ouvertement prèchés (p. 82); le mépris de l'autorité paternelle, lorsqu'il s'agit d'entrer dans les ordres religieux, et la dureté féroce envers les parents (p. 116, 119, 346); l'art de voler au jeu (p. 320); la légitimité de l'esclavage et de la traite des nègres (p. 173); l'ouverture illégale des cadavres (p. 361); l'usure la plus effrontée, à couvert derrière la prescription de l'Église, qui interdit le prêt à intérêts (p. 268 à 272, 274) 1; la violation

1. Je ne puis résister au plaisir d'analyser l'intéressant chapitre relatif à l'usure, c'est-à-dire au prêt à intérêt. On sait que l'Église catholique le proscrit absolument, et l'on aime à voir là une application, qui, malgré son exagération, sied bien au moraliste chrétien, du principe de charité.

Voyons comment le Casuiste a tourné la difficulté: cela était important pour les jésuites, admirables manieurs d'argent. Mais cela était difficile en présence de la proposition 41, condamnée par Innocent XI.

Donc, il m'est interdit, en vous prêtant 1000 francs, que vous devrez me rendre dans dix ans, de vous dire : Chaque année vous me donnerez 50 francs d'intérêts.

[ocr errors]

«

Mais d'abord, en vous prêtant cet argent, je puis souffrir un certain préjudice; je ne sais pas exactement lequel, mais je puis le prévoir. Il est donc juste que je m'en couvre à l'avance, en

« PreviousContinue »