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CHAPITRE IV

CONCILE DE NICÉE.

(325.)

Des écrivains d'un âge d'incrédulité, qui a précédé le nôtre, ont blâmé, avec une sévérité dédaigneuse, la résolution par laquelle Constantin, s'adressant à l'église catholique, l'invita à former une assemblée universelle de tous ses chefs pour terminer la grande querelle de l'arianisme. Il leur semblait que l'homme d'État et le souverain s'abaissaient, en tenant un compte aussi sérieux d'un débat de théologie pure, et l'histoire, entre leurs mains, paraissait rougir aussi d'avoir à s'en occuper.

Il serait impossible de porter, sur une des phases les plus mémorables de l'histoire de l'esprit humain, un jugement plus léger et plus superficiel. Constantin, à coup sûr, n'était, ni un grand philosophe, ni même, malgré les prétentions un peu puériles que l'orgueil de la prospérité développait chez lui, un habile théologien. Mais il ne manquait, ni de sagacité, ni de prudence politique; et comme tous les hommes que Dieu destine par leur génie à commander à leurs semblables,

il avait avant tout le sentiment, et comme l'instinct des désirs et des périls de la société qu'il gouvernait. Or, c'était le mérite de cette société, dont la destinée terrestre était condamnée à tant de douleurs, de porter un intérêt ardent et presque passionné, aux questions qui touchent la gloire de Dieu et l'avenir de l'âme humaine.

Ces éternels problèmes dominent toujours l'humanité, alors même qu'elle essaie d'en détourner ses regards, et les nations, comme les hommes, se repentent tôt ou tard de les avoir méprisés. Mais au quatrième siècle, la religion, qui, même dans les jours heureux, devrait être l'intérêt principal des hommes, était devenue, par la force des choses et par l'effet du malheur des temps, leur seule passion et leur principale affaire. Le christianisme avait trouvé la société romaine profondément lasse, découragée, et dégoûtée d'elle-même. On sentait que la constitution politique de ce grand corps était épuisée, et que les efforts du génie même ne parvenaient point à la ranimer. Dans l'absence de toute liberté d'agir et de parler, les emplois élevés étant toujours distribués par une faveur mobile, comme le pouvoir lui-même, les devoirs civiques demeurant la lourde et stérile charge du grand nombre, l'ambition politique n'était plus que la préoccupation subalterne de quelques hommes intrigants. Les arts, les lettres profanes, se sentaient atteints d'une langueur irrésistible et croissante. L'éloquence et la poésie s'épuisaient dans d'ingrates et serviles imitations. En tout

genre, la civilisation romaine se voyait avec une profonde tristesse, parvenue au terme fatal de son développement. Dans cet abaissement, dans cet affadissement universels, le christianisme était venu faire jaillir une source abondante d'émotions nouvelles. A ces âmes sans espoir, il avait ouvert un avenir. Jamais la divine. parole n'avait mieux mérité la définition de son auteur, jamais elle ne s'était mieux montrée le sel de la terre, qui seul lui donne sa saveur. Le christianisme était devenu ainsi la seule partie vivante de la société romaine. Tout ce qui le touchait, tout ce qui semblait surtout entraver le cours de ses destinées causait dans tous les rangs une profonde émotion. Sur cet horizon, bas et chargé, c'était l'unique rayon de lumière et de chaleur; un nuage qui venait l'obscurcir faisait passer le frisson dans les âmes.

Le débat, élevé par Arius en particulier, excitait chez les moins attentifs une inquiète curiosité. L'hérésie d'Arius touchait en effet le christianisme à son point saillant. Elle l'atteignait directement dans ce qui le caractérisait aux yeux des peuples. Dans la grande révolution que le christianisme avait opérée par tout le monde, deux traits principaux frappaient les regards les plus indifférents. C'était d'abord un dogme, l'unité de Dieu; c'était ensuite un symbole, la croix de Jésus-Christ. C'était la substitution d'une seule idée et d'une seule image, aux fastes interminables et au musée bizarre des dieux du polythéisme. Comment s'accordaient ce

dogme et ce symbole, cette idée et cette image? Dans quels rapports s'unissaient le Dieu des Chrétiens, si jaloux de son unité, et l'homme souffrant et méprisé, qu'ils ne craignaient pas de lui associer dans leur adoration? C'était ce mystère vital du christianisme, que l'hérésie d'Arius amenait au grand jour, et qui allait faire le sujet d'une délibération publique; et comme la religion nouvelle était encore, en bien des lieux, obscure, malgré sa renommée, et plus connue dans ses effets que dans ses croyances, chacun retenait son souffle pour attendre la solution du débat.

Il n'est pas douteux que, parmi les docteurs qui embrassèrent alors l'hérésie arienne, plusieurs y furent principalement portés par le désir de rendre le mystère de la Trinité plus explicable aux yeux des nouveaux convertis, et plus conforme à l'idée d'un Dieu unique. Dans un enthousiasme récent pour cette unité divine, il pouvait sembler à beaucoup d'esprits qu'il était plus digne de la majesté du Père des êtres de demeurer seul assis sur le trône de l'éternité, et surtout qu'il n'avait pu, sans s'abaisser, en descendre, même un jour, pour revêtir l'enveloppe misérable de l'humanité. Ce fut probablement la pensée des prélats éclairés, mais raisonneurs, qui se maintinrent, avec une obstination orgueilleuse, dans l'erreur d'Arius, qui la défendirent avec toutes les ressources de l'intrigue, mais qui, peutêtre, au début, l'avaient embrassée par une conviction consciencieuse.

C'étaient là les vues courtes d'une prudence humaine que l'événement aurait trompées. La difficulté, nous l'avons vu', n'était pas d'amener les hommes à la connaissance d'un Dieu unique, car la philosophie y avait plus d'une fois réussi, mais c'était de la fixer dans leur esprit; c'était de leur faire supporter, dans sa redoutable grandeur, l'idée d'un être sans égal, remplissant de son existence une éternité solitaire. Cette conception majestueuse, mais froide, n'avait jamais réussi, ni à dompter les sens, ni à captiver les imaginations, ni à attendrir les cœurs. Quand les hommes l'avaient quelque temps contemplée, ils s'en détournaient pleins de lassitude et d'effroi, pour se faire des dieux à leur portée et à leur taille. Ainsi s'opérait, dans toute l'antiquité païenne, un divorce profond et fatal, entre la philosophie et la religion, entre la pensée des sages et la piété des simples; la philosophie poursuivant un Dieu abstrait qu'elle avait peine à concevoir, et dont la grandeur l'écrasait; la religion empruntant à l'imagination souillée des peuples les traits informes des idoles. Le Dieu de la raison s'évanouissait dans une vapeur d'idéalisme, tandis que les divinités de la foule se plongeaient dans la fange de la matière.

La double nature de Jésus-Christ avait résolu le problème de présenter aux hommes un Dieu à la fois intellectuel et sensible, digne de leur intelligence, en même temps qu'accessible à leurs sens. Par la double nature

1. Voir le Discours préliminaire, p. 75 et suiv.

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