Page images
PDF
EPUB

une nombreuse population, on avouera que ce n'étoit pas un homme de peu de valeur. Il falloit pour embrasser une telle situation et pour la garder, une grande intelligence et un grand courage. D'Aunay, toujours ferme dans ses résolutions, droit et loyal dans ses actions, s'étoit fait estimer de ses voisins par son caractère et redouter par ses talents. Il pouvoit demander la paix; car il étoit prêt à la guerre. L'occasion le prouvera bientôt.

L'hiver étoit fini. On étoit au mois d'avril. Quoique la saison fût encore mauvaise et que la neige n'eût pas cessé de tomber, d'Aunay résolut d'aller mettre le siége devant le fort de Saint-Jean. Il ordonna en conséquence de lever tous les hommes de son gouvernement qui étoient en état de porter les armes et de les embarquer sur une pinasse qu'escorteroit un vaisseau armé en guerre; peut-être celui dont parlent les pères Capucins. Il vouloit frapper un coup décisif; et déterminé à emporter la place, il n'avoit laissé derrière lui aucune force qui pût servir à l'exécution de son dessein. Quand les deux navires l'eurent rallié, il remonta la rivière. Une partie de sa petite armée fut jettée à terre avec deux pièces de canon qui devoient battre le fort, pendant qu'il l'attaqueroit de son côté, pour affaiblir la défense en la divisant. Au milieu de ses préparatifs, le flibot anglo-américain d'un nommé Joseph Crafton parut, venant de la mer. Il étoit chargé de vivres et de munitions. De plus il avoit à bord un domestique de La Tour porteur de lettres de son maître à madame La Tour et aux principaux officiers de la garnison pour les encourager « à tenir toujours bon et à faire du pir qu'ils pourroient à l'ennemi,» leur promettant de les secourir avant peu, André Certain dit que le domestique avoit aussi une lettre du gouverneur de Boston qui exhortoit madame La Tour à faire son profit des instructions qu'elle avoit reçues pendant son séjour dans cette ville. D'Aunay captura

le flibot; mais il renvoya l'équipage sur une chaloupe qu'il lui donna pour le voyage. Hubbard convient de la mise en liberté des matelots anglois; seulement il l'entoure de quelques circonstances qui, malgré ses efforts pour les rendre odieuses, resteroient faciles à justifier si elles étoient vraies. Il prétend que d'Aunay débarqua les hommes du flibot sur une île où ils n'avoient pour les abriter contre la neige, que de misérables barraques; qu'il les y retint dix jours; que la chaloupe sur laquelle il les mit pour retourner à Boston, étoit vieille et ne jaugeoit que deux tonneaux; que s'il leur fit distribuer quelques provisions, il garda leurs effets; enfin qu'il ne leur accorda ni armes ni boussole, « d'où, ajoute-t-il, on vouloit conclure que son intention étoit ou de les laisser périr en mer ou de les livrer à la fureur des sauvages qui étoient près d'eux et par qui ils crurent être poursuivis le lendemain. >>

Toutes ces plaintes sont vraiment puériles. D'Aunay pouvoit sans contestation retenir l'équipage aussi bien que le flibot, les vivres et les munitions. C'est le droit de la guerre. Qu'il l'ait débarqué dans l'île, il le devoit pour la sûreté de ses opérations. Il faut presque admirer qu'il lui ait fourni des barraques; ses soldats probablement n'étoient pas si bien traités. Il l'a renvoyé sur une vieille chaloupe; mais cette chaloupe, il l'employoit pour son service; elle n'étoit donc pas impropre à la mer. D'ailleurs eût-il été plus juste qu'il la réservât pour ses propres matelots ? Il l'a renvoyé sans armes, c'étoient des ennemis; sans boussole, néanmoins les hommes du flibot regagnèrent Boston directement et en quelques jours.

Hubbard ne prend pas sur lui la responsabilité de cette nouvelle qu'on apporta, c'est son expression, vers la fin d'avril 1645. Il n'a garde surtout d'adopter la conclusion qu'on vouloit en tirer; et il fait bien. D'abord sa date est inexacte;

[ocr errors]

puis qu'entre l'arrivée des matelots anglo-américains dans la Grande baie et la prise du fort de Saint-Jean qui eut lieu le 17, les magistrats du Massachussets eurent le temps d'envoyer un député à D'Aunay. Or le siége avait commencé dans les premiers jours du mois; le flibot s'étoit montré dans la rivière après les premières opérations; l'équipage avoit donc dû être renvoyé immédiatement. On ne trouve pas, en effet, même du 1er au 17, un intervalle suffisant pour y placer le séjour qu'il auroit fait dans l'ile. Aussi bien D'Aunay n'avoit aucun intérêt à le retenir. Pourquoi se seroit-il imposé la charge de tant de bouches inutiles? On ne comprendroit l'espèce de prison qu'il lui auroit fait subir, que s'il l'avoit gardé jusqu'à ce qu'il se fût rendu maître du fort.

A cette fable, Hubbard ajoute une autre qui rend la première encore plus invraisemblable. Selon lui, D'Aunay aussitôt après avoir déposé dans l'île les hommes du flibot, mena son navire près du fort de Saint-Jean sur la foi des pères Récollets qui lui avoient persuadé qu'il s'empareroit aisément de la place; mais «<lorsqu'il eut commencé à tirer son canon, la garnison lui répondit avec tant de vigueur qu'elle lui causa des avaries considérables et le força de se retirer derrière une langue de terre pour éviter un naufrage, le temps étant devenu si contraire qu'il ne pouvoit plus manœuvrer contre le fort. On disoit aussi qu'il avoit eu vingt hommes tués et douze blessés et que, si La Tour avoit agi au dehors avec l'énergie que sa femme déploya au dedans, la place ne seroit pas tombée entre les mains de D'Aunay, comme il arriva bientôt après ». C'est dans la situation difficile où l'auroit jeté un échec aussi grave, que D'Aunay auroit mis en liberté ses prisonniers, apparemment pour en porter la nouvelle à Boston! Nous ne croyons pas à ce récit que Hubbard après tout présente seulement comme un bruit qu'il a recueilli. Il dit On racontoit.» Nous savons dans quelles cir

[ocr errors]

constances et comment la confiance des pères Récollets a été mal justifiée; D'Aunay ne pouvoit plus être trompé au mois d'avril. Il avoit alors deux navires et une pinasse dans la rivière de Saint-Jean. L'historien américain ne parle que d'un seul vaisseau. Il ne dit rien ni du détachement qui étoit descendu à terre, ni de la batterie de deux canons que ce détachement construisoit. Ses informations incomplètes n'étoient. donc pas sûres.

Denys, il est vrai, raconte d'une manière encore plus vague que Mme La Tour soutint pendant trois jours et trois nuits toutes les attaques de D'Aunay qu'elle obligea de s'éloigner de la portée de ses canons » ; mais le livre de Denys est plein d'inexactitudes : nous l'avons déjà prouvé; nous le prouverons encore. Le fait est que nous n'avons trouvé la moindre trace de ce combat ni dans le procès-verbal d'André Certain,. ni dans les autres documents authentiques dont nous aurons à invoquer l'autorité.

Les deux récits de Hubbard ne sont qu'un écho des plaintes, que Joseph Crafton et son équipage firent entendre à leur retour. On étoit à Boston fort inquiet de ce qui se passoit dans la rivière de Saint-Jean. « Le gouverneur du Massa, chussets, dit l'historien américain dont le témoignage est ici d'une entière certitude, le gouverneur du Massachussets et ses assistants se demandoient avec anxiété ce qu'on pouvoit légalement faire pour sauver le fort de La Tour des mains de D'Aunay qui, comme un lion rugissant, était prêt à dévorer sa proie. Ils avaient d'autant plus de sollicitude que plusieurs négociants de la Nouvelle-Angleterre se trouvoient engagés pour des sommes considérables dans les affaires du premier et que, si le fort venoit à être pris, il étoit probable qu'ils ne seroient jamais remboursés». Dans cet état, les magistrats anglo-américains saisirent avec empressement le prétexte que leur offroit la mésaventure de Joseph Crafton. Ils écrivirent

à D'Aunay pour se plaindre de la capture du flibot, comme d'une violation du traité de paix, et pour réclamer ou la restitution du navire et de sa cargaison ou une indemnité. En même temps ils répondirent à la lettre du 31 mars, essayèrent de quelques explications, notamment sur la rentrée de Mme La Tour dans son habitation; revenant au passage de la lettre qui leur rappeloit avec fierté la puissance et la grandeur du roi de France, ils terminèrent en disant « qu'ils tenoient le roi pour nn puissant prince, qu'ils pensoient que Sa Majesté continueroit à être juste et qu'elle ne s'armeroit pas contre eux sans écouter leur justification; qu'après tout, si elle le faisoit, il y avoit un Dieu en qui ils continueroient de placer leur confiance, quand même tout autre secours viendroit à leur manquer ». Les circonstances étoient pressantes. La lettre fut portée par un envoyé qui s'embarqua sur un navire frêté tout exprès. D'Aunay la reçut pendant qu'il étoit encore occupé des préparatifs du siége. Après l'avoir lue, il déclara à l'envoyé qu'en effet la paix avoit été rompue, mais par le capitaine du flibot qui «abusant de sa commission, au lieu de négocier dans les habitations des véritables François, portoit des vivres et des munitions de guerre pour maintenir des rebelles dans leur désobéissance et contre le devoir qu'ils devoient à leur prince naturel ». André Certain que nous citons ici, ajoute que « ces raisons payèrent entièrement le député et les magistrats de la Grande Baie. Nous en donnerons ailleurs la preuve authentique.

D'Aunay comprit par cet incident qu'il devoit se hâter pour prévenir le secours que La Tour, informé de l'état du siége, tenteroit sans doute de porter à la garnison. Sa batterie de terre étant prête, il voulut fournir encore une fois aux assiégés l'occasion de mériter leur pardon. Il les fit, en conséquence, sommer de se rendre et leur accorda vingtquatre heures. C'étoit le jour de Pâques. Denys commet ici

« PreviousContinue »