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marque. C'est un des endroits où Milton se relève avec tout son génie, et il se soutient avec le même éclat jusqu'à la fin du troisième chant. Le voyage de Satan vers le soleil ne paraît pas, il est vrai, bien motivé, puisqu'il ne l'entreprend que pour s'instruire de son chemin, que sa pénétration supérieure devait lui faire découvrir: mais il amène de riches développemens sur la marche des corps célestes, et sur le bel ordre qui s'observe dans les armées de l'Eternel, qu'on voit répandues dans toutes les parties de la création.

Le quatriènie chant est le chef-d'œuvre de Milton. Fatigué du sublime continuel qui règne dans les premiers livres, on descend avec plaisir sur la terre. On reconnait avec délices la nature humaine dans la première fleur de sa jeunesse et de sa beauté; scène unique, où l'amour n'ôte rien à la pudeur, et où la volupté est sœur de l'innocence. Ce ne sont pas, sans doute, des personnages sans intérêt que ces premiers amans, ces premiers époux, ces premiers parens de l'univers. Quel couple! l'amour n'en unira jamais de semblable. Adam, le plus majestueux des hommes; Eve, la plus belle des femmes.

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The lov'liest pain

That ever since in lov's embraces met;

Adam, the goodliest man of men since born
His sons; the fairest of her daughters Eve.

Ce n'était pas avec les couleurs du roman qu'on pouvait peindre une telle nature et de telles amours; il fallait une poésie céleste et un langage divin. Milton lisait la Bible, et s'en nourrissait continuellement. Il avait fondu dans son esprit tout ce qu'il y a de noble et de simple dans les amours des patriarches, tout ce qu'il y a de vif et de tendre dans la poésie du Cantique des Cantiques, et il com

posa de ce mélange ces modèles de pureté et de tendresse conjugale.

Satan se sent touché malgré lui, en entrant dans ce beau séjour où tout respire l'innocence. Il se livre de violens combats dans son cœur. Tout le monde connait le discours qu'il adresse au soleil, et qui est plein de force et de poésie; mais celui qu'il prononce à la vue d'Adam et d'Eve, est d'une éloquence plus originale, par la variété et la rapidite des sentimens, par le grand art des transitions, qui sont si vives qu'on ne les aperçoit pas, quoiqu'on parcoure une foule d'idees contraires. Il s'emporte d'abord avec fureur contre ces nouveaux favoris de l'Eternel. « O Cieux! ô Terre! » ò Enfers! voila done ceux qui doivent remplir »> nos trònes! » Et tout-à-coup il s'attendrit sur leur bonté, sur leur innocence et leur faiblesse. Il les plaint, et il les menace en même temps. Il va jusqu'à dire qu'il se sentirait du penchant à les aimer. « La ressemblance divine brille sur leur » front, et la main qui les a formés a répandu » sur eux des graces touchantes. Infortunés! . . . » votre bonheur est grand il devrait être mieux » assuré. Ce beau sejour que vous habitez, a été mal fortifié contre un ennemi tel que moi. Mais » non, je ne suis point votre ennemi : l'abandon » où je vous vois me touche, quoique l'on soit » insensible à mes maux. Je cherche à former

»

une ligue avec vous, une amitié mutuelle, si » étroite, si intime, que nous soyons obligés de » vivre, vous avec moi, moi avec vous. Ma de» meure, peut-être ne flattera pas vos sens » comme ce beau Paradis telle qu'elle est, acceptez-la; c'est l'ouvrage de votre digne Créa»teur. Il me l'a donnée, je vous la donne. L'En» fer ouvrira, pour vous recevoir, ses plus larges » portes, et fera sortir ses rois à votre rencon

>>

» tre. » Et c'est peut-être la première fois qu'on ait mêlé l'ironie la plus sanglante à l'expression de la pitié, qu'on ait offert son amitié par vengeance, et qu'on se soit montré libéral avec cruauté. C'est une complication de sentimens opposés, qui tient à la situation la plus étrange qui fut jamais.

Cette éloquence de caractère a cela de singulier, qu'elle ne convient qu'à celui qui parle; et je ne vois pas qu'aucun des critiques qui ont tant blamé les harangues du Paradis Perdu, ait elé frappé de ce mérite. C'est un talent que Milton possède à un plus haut degré que tous les poètes épiques, anciens et modernes. On en trouve peu de traces chez Virgile, parce qu'il n'a point de caractère fortement peint, si ce n'est celui de Didon. Mais c'est une des brillantes parties du génie d'Homère; et le plus beau morceau peut-être de Illiade, est celui où Ulysse, Phænix et Ajax, députés vers Achille parlarmée des Grecs, essayent tour-à-tour de flechir ce héros, et emploient chacun une éloquence différente qui peint le fond de leur caractère. Il règne dans leurs discours une telle vérité et une telle expression de physionomie, si l'on peut s'exprimer de la sorte, qu'on les reconnait à la première parole. Je m'étonne que ceux qui composent des traités de rhétorique, ne s'aperçoivent pas que l'analyse des discours où ce talent se fait remarquer, leur offrirait une riche matière à développer les ressources de l'art oratoire; mais il faudrait observer que l'éloquence d'Homère roule sur des idées acquises et répandues depuis long-temps parmi les hommes; car l'intérêt de la gloire, celui des richesses et des plaisirs, étaient des ressorts connus bien avant qu'il les mit en œuvre; au lieu que, dans Milton, presque tout est original et de création, parce que ses personnages sont dans des situations dont il n'y a point d'exemple

dans la vie humaine. Il n'a donc peint, dit-on, qu'une nature ideale. Il est vrai; mais ce beau idéal a agrandi ses conceptions, comme il a élevé l'Apollon du Belvédère à une majesté que n'ont point les proportions naturelles.

Quelles idées donner à deux êtres à peine sortis d'une création nouvelle, plus étonnés qu'instruits de tout ce qui les frappait dans l'univers, et qui n'avaient aucun des intérêts qui nous passionnent dans ce monde ? Il faut sentir tout ce que ce terrain avait d'ingrat et de difficile, pour tenir compte au génie de ses efforts. J'ai toujours admiré comme un chef-d'œuvre d'imagination, d'art et de sentiment, le discours dans lequel Eve fait à son époux T'histoire de sa naissance, et des premiers mouvemens de son cœur. Je le rapporterai presque tout entier, pour justifier mon admiration; et je continuerai de me servir, avec quelque changement, de la traduction de M. Dupré de Saint-Maur, qui est très-belle, quoiqu'elle ne soit pas toujours exacte, et que l'harinonie du style y laisse quelque

chose à desirer.

« Je me souviens du jour où la douce lumière vint pour la première fois ouvrir mes yeux étonnés. Je me trouvai mollement couchée sur un tapis de verdure émaillé de fleurs, à l'ombre d'un bocage. J'ignorais où j'étais, qui j'étais, d'où je venais. J'entendis le murmure d'un ruisseau qui sortait d'une grotte voisine. Son onde répandue formait une plaine liquide, et sa tranquille surface représentait la pureté des cieux. J'y portai mes premiers pas. Je m'inclinai sur le bord verdoyant, et je regardai dans ce bassin clair et uni qui me semblait un autre ciel. A Finstant où je me penchais sur l'onde, j'aperçus une figure qui se penchait vers moi. Je la regardai; elle regarda. Je reculari en tressaillant; elle recula en tressaillant. Un charme

secret me rapprocha; le même charme l'attira de nouveau. Des mouvemens de sympathie et d'amour nous prévenaient l'une pour l'autre. Ce charmant objet me retiendrait encore, si une voix. ne m'eut tirée de ce ravissement. « Ce que tu con

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temples, belle créature, c'est toi-même; avec » toi l'image paraît et disparaît. Mais, viens, je te » conduirai dans un lieu où une ombre vaine ne >> trompera point tes embrassemens. Tu y trouveras » celui dont tu es l'image, tu jouiras de son >> aimable société; il te sera inséparablement uni : » tu lui donneras une multitude d'enfans sem» blables à toi, et tu seras appelée la mère des >> hommes. >> Que pouvais-je faire? Je suivis, conduite par une main invisible. Je t'aperçus à l'ombre d'un platane. Tu me parus beau et majestueux cependant je trouvai ta beauté moins douce et moins attrayante que celle de l'image fugitive que j'avais aperçue dans les ondes. Un léger saisissement me fit reculer à ta vue; tu m'appelas, tu me suivis.

« Arrête, belle Eve! Sais-tu qui tu fuis? c'est >> un autre toi-même; tu es sa chair et ses os. >> Pour te donner la vie, je t'ai prêté la substance. » la plus voisine de mon cœur, afin de t'avoir » éternellement à mon côté. O moitié de mon »ame! je te cherche. Laisse-moi réclamer la

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plus chère partie de moi-même. » Ta main saisit tendrement la inienne; je me rendis et depuis ce temps, je vois combien la force de la sagesse, qui scule est véritablement belle, l'emporte sur la beauté. »

Il est aisé de voir que rien, dans la poésie, n'avait ce caractère avant Milton, et il est également facile de reconnaître quelle a été la première source de ces beautés si neuves et si touchantes. Mais remarquons qu'un tel discours suffit pour dessiner

un

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