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LA

PENSÉE DE MILTON

INTRODUCTION

But de cette étude. Idée générale.

Je me propose d'essayer de déterminer dans cette étude ce qu'il y a d'humain et de durable dans la pensée de Milton.

Je ne m'attacherai pas à établir la valeur historique de ses idées et de son art. Cela a été fait dans d'innombrables biographies. On a trop replacé Milton dans son siècle, et on nous a trop fait voir en lui l'homme de son temps, de sorte que nous ne sommes que trop portés à nous représenter une figure raide du XVIIe siècle puritain anglais, et cette figure est peu attrayante et peu intéressante. Nous ne sommes que trop disposés à pardonner à Milton et son caractère et ses idées par égard pour l'irrésistible beauté et la majesté. souveraine de son œuvre d'art. Trop souvent mème nous abordons et lisons cette œuvre avec un préjugé à demi étouffé seulement contre l'auteur, et nous perdons ainsi bien des beautés et bien de l'intérêt.

Il y a en effet dans l'œuvre de Milton un intérêt permanent en dehors des controverses religieuses et politiques et même des dogmes et des sectes, contingences dont Milton a su se débarrasser autant que qui que ce soit. La pensée de Milton devient plus attrayante encore si on l'étudie dans ses sources intimes, le caractère et l'expérience de l'homme même.

Saurat

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Ses idées abstraites sont pour la plupart des généralisations de conceptions acquises dans son expérience personnelle, dans le conflit entre son caractère et les circonstances privées et politiques de sa vie. Elles constituent une interprétation de la vie qui n'a pas été construite abstraitement par un homme de spéculation, mais qui a été le résultat du passage dans la vie d'un homme très sensitif, d'un homme de haute intelligence aussi, à qui la vie a apporté des révélations sur lui-même, sur ses ambitions et sur sa cause.

Une étude abstraite ne serait pas complète : Milton nous a donné dans ses grands poèmes un tableau de la vie telle qu'il la comprenait après avoir vécu. Il est nécessaire, il est vrai, de jeter sur ce tableau la lumière qui vient de l'étude de ses idées abstraites. Bien des traits changent d'importance, bien des particularités s'expliquent dans l'œuvre d'art. Mais, d'autre part, bien des lacunes de la pensée sont comblées par la poésie. Je veux donc essayer de montrer l'homogénéité de tout Milton, l'unité de l'homme même, dans les actes de sa vie privée et politique, et du penseur, et du poète.

Il n'est pas même juste de dire que l'homme privé ou l'homme politique a influencé le penseur ou le poète. C'est aussi souvent le poète qui a influencé l'homme politique ou privé, en lui donnant à réaliser dans la vie un idéal magnifique et impossible. Et l'échec de cet essai a, par contre-coup, influencé le penseur qui a dû se l'expliquer.

Le vrai Milton est donc un dans toutes ses manifestations: sensibilité complexe qui se trouve dans ses poèmes autant que dans sa vie; volonté claire et impérieuse qui se trouve dans sa philosophie autant que dans ses actions; intelligence perçante et systématique qui domine à la fois et la carrière politique et la théologie et les poèmes.

Une première partie étudiera le caractère de Milton dans sa jeunesse et montrera comment ce caractère s'est heurté aux réalités de la vie privée et politique; quels problèmes ces heurts ont posés à l'intelligence; quelles conceptions de la vie ils ont gravées profondément dans l'homme même. Une seconde partie exposera les idées abstraites sorties de cette expérience d'abord comme solution aux problèmes posés par la vie et le caractère, comme généralisation des tendances de la sensibilité ; sorties de plus d'une culture intellectuelle aussi intense et aussi large qu'aucun homme ait jamais atteinte.

Une troisième partie essaiera de déterminer, dans les grands poèmes de la fin de la vie de Milton, le rôle essentiel de ces idées abstraites.

Cette étude reliera ainsi l'art à la pensée, l'art et la pensée à la vie, une en soi, multiple en ses manifestations, qu'elles soient politiques, privées, philosophiques ou artistiques.

C'est là que réside l'intérêt permanent de Milton c'est un homme qui a souffert et qui a lutté; un homme qui a pensé et chanté de telle sorte qu'il peut apporter une consolation dans toutes les luttes et dans toutes les souffrances de l'homme de tous les temps, et non pas seulement une jouissance de pur dilettantisme artistique.

Le centre même de cette personnalité paraît être dans un sentiment puissant d'égotisme et d'orgueil, dans la pleine conscience de soi d'une puissante individualité. Et cependant rien ne s'y mêle de petit ou de ridicule, et

Trelawney, qui est passé parmi les littérateurs anglais du XIXe siècle comme un homme et un juge d'hommes, a pu se laisser aller à appeler Milton: « Le plus grand des hommes, quoiqu'il ne soit pas le plus grand des poètes »> (1).

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C'est que Milton avait, profondément enracinée en lui, une tendance à se considérer, non comme une exception grandiose à la manière romantique, mais. comme représentant la normale de la nature humaine. Sa haute idée de luimême est une haute idée de l'homme en général. Il a toujours essayé d'appli-, quer aux autres, que ce soit dans les pamphlets sur le Divorce ou dans la lettre sur l'Éducation, les méthodes et les règles qu'il trouvait bonnes pour lui-même.

De plus, Milton sait mettre au-dessus de lui l'Impersonnel, la Cause sacrée, en religion ou en politique. Il est grand, mais il n'oublie jamais qu'il est d'abord un grand Serviteur. D'où une noble humilité dans son orgueil. Il ́ sait se sacrifier, il a abandonné à la Cause toutes ses ambitions littéraires et volontairement sacrifié ses yeux; la recherche de l'intérêt personnel ou des gratifications de la vanité n'a pas de place dans sa vie. Il a souvent tiré gloire de ce qu'il avait fait; il n'a rien entrepris à seule fin d'en tirer gloire ou profit. Il est, en cela, bien au-dessus des grands orgueilleux littéraires, de Lord Byron comme de Victor Hugo.

D'où son exquise courtoisie envers ses amis et son admiration enthousiaste pour Galilée, par exemple. Il sait reconnaître ses pairs; il sait traiter comme des égaux les hommes d'intelligence et de culture qu'il rencontre. D'où encore l'équilibre de caractère et la maîtrise de soi qui sont si rares chez les grands orgueilleux. Il n'y a en Milton aucune mégalomanie: alors que Lord Byron s'est cru digne de devenir peut-être roi de Grèce, Milton ne s'est pas cru digne de commander une compagnie dans la guerre civile (2).

Cet orgueil légitime, dans la pleine et juste connaissance de ses propres forces, en qualité de représentant autorisé de l'espèce humaine, est le centre. ' du caractère de Milton. Son intelligence travaille toujours avec ce sentiment derrière elle. De là l'idée, fondamentale pour Milton, que la nature humaine est bonne et grandiose et même qu'elle est essentiellement divine. De là, la nécessité de la liberté pour l'homme.

Cet orgueil est planté dans une naturę intelligente et sensitive, qui voit clairement l'échec et qui en souffre profondément.

D'où les théories de la chute.

Et ce même orgueil légitime ne permet pas à Milton d'admettre que la chute ou la régénération de l'homme puissent lui venir du dehors. Aussi, il les place en lui-même, et clairement et impitoyablement il rend l'homme responsable de ses échecs et de ses humiliations.

On trouve donc en Milton, non seulement un suprême génie poétique et un maître incomparable du langage, mais une intelligence claire et puissante, à l'image de la volonté, et une sensibilité vive et profonde; et cette

(1) Trelawney, Records of Shelley, Byron, and the author. « The greatest man, although not the greatest poet, John Milton. » ed. Routledge, p. 215.

(2) V. Masson, vol. II, p. 472 à 486.

personnalité est dominée par un orgueil colossal et cependant respectable parce qu'il ne sépare pas Milton des autres hommes, mais l'unit à eux en des aspirations grandioses vers des buts communs.

La pensée de Milton résulte de tous ces éléments. La distinction d'essence entre les idées et les sentiments est factice, en tout cas pour Milton. Dans les idées les plus abstraites, formées en apparence par le plus pur travail de l'intelligence, on retrouve en réalité les sentiments, raffinés, subdivisés, élaborés et transposés dans les formes du langage et de l'art.

PREMIÈRE PARTIE

LA FORMATION

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