5. Les buts de la création. C'est, en effet, ici la question la plus audacieuse de l'ontologie. Quelle raison a pu décider l'absolu à passer dans le relatif? Quel motif pouvait exister dans l'Etre parfait pour le pousser à se limiter? Quelle est la raison de l'existence du monde? Milton, comme il convient, est très réservé à ce sujet et ne s'exprime qu'en termes soigneusement vagues, et généraux. Il est d'avis qu'il y a des choses qui dépassent l'intelligence humaine, et ceci en est une. Il est sûr seulement que Dieu a des buts : Les conclusions du Traité de la doctrine, les résultats ultimes atteints par l'aventure épique de la création sont ainsi exprimés : « Il n'y aura pas de fin à son royaume, pendant des âges d'âges, c'est-àdire aussi longtemps que les âges du monde dureront, jusqu'à ce que le temps lui-même ne soit plus, Apoc., X,.6, jusqu'à ce que tout ce pour quoi le royaume de Dieu avait été fondé soit accompli; et ce royaume ne passera pas comme s'il n'avait pas suffi à accomplir ses buts; il ne sera pas détruit, et sa fin ne sera pas une dissolution, mais bien plutôt une perfection et une consommation, comme la fin de la loi (1). Il existe donc des plans à remplir. Ces plans ont été formés avant la création du monde par la Sagesse se jouant devant l'Éternel, et Milton consacre deux passages sublimes à l'état de la divinité avant la création : << Dieu lui-même ne nous cache pas ses propres récréations avant que le monde ne fût construit. « Je faisais journellement ses délices », nous dit la sagesse éternelle, « me jouant éternellement devant lui ». Pour lui, en vérité, la sagesse est comme une haute tour de délices, mais pour nous, c'est une colline escarpée, au pied de laquelle nous peinons éternellement. C'est sans effort qu'il exécute les exploits de sa toute-puissance, aussi facilement qu'il nous est facile de vouloir (2). Avant que les collines ne parussent, ou les fontaines, La sagesse ta sœur, et avec elle te jouais En présence du Père tout-puissant qui prenait plaisir C'est évidemment dans ces jeux divins que les plans du monde furent formés, et Milton n'ose y faire que des allusions passagères en parlant d'autre chose, du besoin de se récréer pour l'homme (2), ou d'inspiration poétique (3). On peut obtenir d'autres précisions en considérant les résultats de la création: la vie parfaite et harmonieuse de la communion des saints en Dieu (4). (1) T. C. D., p. 488, dernier chapitre de la 1re partie. (2) Tétracordon, vol. III, p. 331. (3) P. L., VII, 8. (4) V. ci-dessous, chap. IV. Dieu a tiré de son propre sein une société parfaitement construite, qui est l'expression et le témoin de sa gloire : dit Adam. To God more glory, Le mal, le péché, la souffrance, viennent aboutir là. Il existait dans l'être infini une sorte de vie latente (1) que Dieu a libérée, a livrée à ses propres forces, et qui s'est exprimée et développée, dans les bons vers la joie éternelle, dans les mauvais vers la souffrance éternelle. Dieu a intensifié sa propre existence, en élevant à la gloire les bons, parties de lui-même, en rejetant hors de lui les méchants, parties de lui-même aussi. Car : Le mal dans l'esprit et de Dieu et de l'homme Peut venir et passer (2); Evil into the mind of God and man May come and go; parole terrible appliquée à Dieu, et Satan la confirme: Le Fils de Dieu, je le suis aussi (3), car Dieu est le seul être et tout est en lui (4). Peut-être dans l'esprit de Milton était-ce là le but de Dieu : chasser le mal latent en lui-même, exalter le bien latent aussi. En tout cas, ce but a été rempli par l'exécution complète de la volonté de tous, de Dieu et des êtres, des volontés mauvaises comme des volontés bonnes, et c'est là la perfection et la consommation » (T. C. D., p. 488). L'ontologie de Milton est le tableau de toutes les volontés. Sa cosmologie est l'exécution de toutes les volontés. CHAPITRE II LA COSMOLOGIE LA CRÉATION 1. Le Fils. On a vu (1) que Dieu étant l'Absolu non manifesté, le Fils est le Réel, le Relatif, la Première Créature et le Créateur du monde. Il ressortira nettement de la conception miltonienne de la matière que cette Première Créature comprend toutes les autres. Le Fils est l'Esprit de. Dieu manifesté dans le Cosmos. Il a créé toutes choses, mais en les tirant de lui-même; la matière est « de lui ». Il est non seulement le Créateur, mais aussi le Créé tout ce qui est est partie de Lui vivifiée par sa force divine, parcelle plus ou moins libre de l'Être total, mais restant Lui, par ses qualités et par sa destinée. C'est là l'idée fondamentale de la cosmologie de Milton. 2. Le Saint-Esprit. Milton est rempli d'hésitations au sujet du Saint-Esprit. Il n'ose pas le nier absolument, il n'est pas complètement convaincu de sa non-existence, mais au fond il croit très peu en lui. Le Saint-Esprit l'embarrasse; il est de trop dans sa cosmologie; Milton n'a pas de rôle bien précis à lui donner, et ne sait trop qu'en faire. «En ce qui concerne la nature de l'Esprit, de quelle façon il existe et d'où il vient, l'Écriture est muette; ce qui doit nous être un avertissement de ne pas être trop précipités dans nos conclusions à son sujet (2). » « Le nom d'esprit est fréquemment appliqué à Dieu et aux anges et à l'esprit humain. Quand les mots « l'Esprit de Dieu » ou « le Saint Esprit » se rencontrent dans l'Ancien Testament, ils signifient quelquefois Dieu le Père lui-même, quelquefois le pouvoir et la vertu du Père, spécialement ce souffle divin, cette influence par laquelle tout est créé et maintenu. Mais ils semblent alors désigner le Fils (3). >> (1) V. ci-dessus, chap. I, 1 et 2, pour les citations à l'appui. (2) T. C. D., p. 151. (3) T. C. D., p. 152. << Quelquefois c'est le Christ. >> Quelquefois c'est le souffle ou la voix de Dieu qui inspira les prophètes. » « Quelquefois c'est la lumière de la vérité, ordinaire ou extraordinaire, par laquelle Dieu éclaire et conduit son peuple. »> « Ces mots désignent aussi les dons spirituels donnés aux hommes (1). » L'Esprit a été créé << probablement avant que les fondations du monde ne soient posées (2), mais plus tard que le Fils, et il est bien inférieur au Fils. » Admettant ainsi son existence, Milton lui trouve un rôle dans la création; rôle assez indistinct et effacé : <«< Dieu nous est représenté comme créant le ciel et la terre; l'Esprit comme se mouvant sur la face des eaux une fois créées. Et la personne de l'Esprit semble avoir procédé plutôt de la bouche du Fils que de celle de Dieu »: « Ce Fils, par qui il nous est dit que le monde fut créé (3). >> Dans le Paradis perdu, l'Esprit organise et vivifie le monde en tant que monde distingué du ciel, le Fils ayant créé le tout: Le Fils est devant l'œuvre à accomplir: Les roues brûlantes s'arrêtèrent, et dans sa main Il prit le compas d'or, tout préparé Dans l'atelier éternel de Dieu, pour circonscrire Il fixa l'un des pieds, et fit tourner l'autre A travers les vastes profondeurs obscures Et dit : « Étends-toi jusqu'ici, qu'ici soient tes limites, Matière sans forme et vide. L'obscurité profonde Dans toute la masse fluide, et chassa vers les profondeurs Qui répugne à la vie; puis fondit et aggloméra Les choses semblables; le reste fut séparé et mis en place Et la terre fut suspendue en équilibre sur son centre (4). (1) T. C. D., p. 152 et 153. (2) T. C. D., p.. 169. (3) T. C. D., p. 175. (4) P. L., VII, 225: Then staid the fervid Wheels, and in His hand He took the golden compasses, prepar'd In God's eternal store to circumscribe This Universe, and all created things. One foot He center'd, and the other turn'd Masson, commentant ces passages, dit : << Milton nous donne même à entendre que le Saint Esprit est bien plus étroitement limité dans les buts et opérations d'ensemble de la divinité que le Fils... est peut-être un être dont les fonctions ne s'étendent qu'à l'ensemble des choses qui constituent nos cieux et notre terre (1). » On peut donc représenter la Cosmologie de Milton par le tableau ci-dessous, en trois cercles concentriques : Mais de tout ceci, il ressort très clairement que, dans la pensée de Milton, le Fils est essentiellement l'esprit de la création, et le premier aspect de cette création est la matière. Round through the vast profundity obscure; And said, Thus far extend, thus far thy bounds, This be thy just circumference, O world! His brooding wings the Spirit of God out-spread, (1) Millon, VI, p. 824. Saurat 10 |