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c'est-à-dire décréter, vouloir en un moment, ce que la matière produit graduellement par son évolution naturelle au cours des âges (1).

C'est d'ailleurs une caractéristique de la pensée de Milton, comme Renouvier le fait remarquer pour celle de Victor Hugo, que « après cela, la contradiction, comme on dit, ne le gênait pas autrement » (2). Les principes fondamentaux étant tous exprimés, ils devaient ensuite s'arranger entre eux du mieux qu'ils pouvaient pour les détails.

Mais il n'y a aucune contradiction réelle à faire sortir naturellement de la matière tout ce que crée Dieu, puisque la matière est « de Dieu et en Dieu ». L'être s'organise donc de Dieu à la matière par le retrait de Dieu, et inversement de la matière à Dieu par le développement des puissances latentes et divines de la matière.

Ainsi est établie l'unité de la création, et, ce qui est bien plus, l'unité de l'être entier, qui comprend, sans aucune différence d'essence :

la matière, les animaux, les hommes, les anges et le Dieu créateur, le tout enveloppé et compris dans le Dieu Infini, l'Être total et inexprimable.

Il est surtout intéressant de noter que Milton a vu peut-être l'évolution des êtres par la force de la matière, et certainement la gradation des êtres telle que les théories de l'évolution nous l'ont fait comprendre. Milton a entrevu aussi les lois de la matière, et cela dans un de leurs effets les moins évidents, dans la reproduction.

Adam, méditant sur sa responsabilité vis-à-vis de ses descendants, se dit :

Et si ton fils

Se rebelle aussi, et répond à tes reproches

<«< Pourquoi m'as-tu engendré? Je ne le demandais pas »,

Admettras-tu pour son mépris de toi

Cette orgueilleuse excuse? Et pourtant ce n'est pas ta volonté,
Mais la nécessité de la nature qui l'engendra (3).

Derrière ces mots «< natural necessity », on trouve déjà une conception des lois naturelles qui va aussi loin que la conception scientifique, par delà les lois précises de la physique et de la chimie, jusqu'aux lois encore variables et indéterminées pour nous de la physiologie.

On peut à volonté appeler de divers noms ce système de Milton; on a pu dire avec égale raison que c'est un panthéisme, puisque Dieu y est la substance universelle dont tout est formé, ou un matérialisme, puisque tout y sort de la matière. Mais il est également possible d'y voir un idéalisme complet; pour Milton, c'est l'esprit qui contient la matière, et la matière n'est qu'une partie de l'esprit qu'est Dieu, et c'est pour cela qu'elle a tous ses pouvoirs. Son origine est ainsi expliquée (4):

(1) Cf. ci-dessus, p. 127 : L'opinion de Newton.

(2) Renouvier, V. Hugo, le philosophe, p. 164. Cf. ci-dessous, 3e partie, II, 1, pour les contradictions de Milton: a) Le Fils et la date de sa création; b) Le monde et la durée de sa création et c) la Matière a tout produit graduellement, Dieu instantanément.

(3) P. L., X, 760.

(4) T. C. D., p. 181.

« L'esprit étant une substance plus excellente que la matière, virtuellement et essentiellement contient en lui-même la substance inférieure, comme la faculté spirituelle rationnelle contient la faculté sensitive et végétative. »

Within them every lower faculty

Contain

Of sense, whereby they hear, see, smell, touch, taste (1).

<«< Même la vertu de Dieu n'aurait pu produire les corps, s'il n'y avait eu en Dieu une puissance matérielle, car nul ne peut donner ce qu'il n'a pas (2). » C'est qu'en réalité on ne peut appeler Milton ni idéaliste ni matérialiste : il ne reconnaît aucune distinction essentielle entre l'esprit et la matière, la seule différence étant du plus au moins. Le corps est pour lui l'agglomérat des facultés sensorielles, et l'esprit l'ensemble des facultés supérieures (raison et intelligence); et ces deux ordres de facultés passent l'un dans l'autre par des gradations insensibles :

Till body up to spirit works.

Il s'ensuit naturellement que pour Milton la question de l'existence de l'âme ne se pose pas. En mettant cette idée sous la forme négative, on peut dire que Milton ne croit pas à l'existence de l'âme. Le corps et l'âme sont pour lui une seule et même chose. Le mot « âme » est une expression abstraite qui sépare arbitrairement les facultés spirituelles des facultés sensorielles et qui ne correspond à aucune réalité.

« Man became a living soul, i. e., Man is a living being » : « L'homme est un être vivant, intrinsèquement et proprement un et indivis, et non composé et séparable, et non, suivant l'opinion commune, composé et formé de deux natures distinctes et séparées, corps et âme, mais l'homme tout entier est âme, et l'âme est l'homme, c'est-à-dire un corps ou substance individuelle, animée, sensible et rationnelle (3). ».

<«< Que l'esprit de l'homme existe séparément du corps, de façon à avoir une existence complète et intelligente, indépendamment de lui, cela n'est dit nulle part dans l'Écriture, et cette doctrine va contre la nature et la raison (4). L'homme a donc été créé semblable aux animaux, et Milton insiste à plusieurs reprises sur ce point :

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<«< Tout ce qui vit reçoit la vie de l'unique et même source de la vie (5). « Le mot âme est appliqué à toute sorte d'être vivant et cependant on ne déduit jamais de cette expression que l'âme existe séparée du corps dans aucun être de la création brute (6). »

Milton a donc découvert que les anciens Hébreux ne croyaient pas à l'existence de l'âme (7).

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1

« Dans l'Écriture, « l'âme » se dit souvent du corps vivant considéré dans son ensemble (1).

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On trouve ainsi dans le Paradis perdu :

Et:

Et Dieu dit : « Que les eaux produisent

Les reptiles au frai abondant, âme vivante,
que les oiseaux volent (2). »

Et

« Que la Terre produise l'âme vivante en chaque espèce,
Les bestiaux et les êtres rampants, et les bêtes de la Terre
Chacun suivant son espèce (3). :

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Aussi ce qu'on appelle âme se propage naturellement sans intervention de Dieu dans le cours de la propagation de la race :

<«< L'âme humaine n'est pas créée quotidiennement par l'acte immédiat de Dieu, mais propagée, suivant l'ordre de la nature, de père en fils (4). »

<< Si l'âme est répandue également dans un tout donné, et dans chaque partie de ce tout, comment peut-on imaginer que la semence humaine, la partie la plus noble et la plus intime de tout le corps, soit vide et destituée de l'âme des parents ou au moins du père, lorsque cette semence est communiquée au fils par les lois de la génération (5).

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C'est la matière même qui produit la vie et les formes, et ces considérations sur la non-existence de l'âme éclairent du jour le plus vif la conception miltonienne de la matière.

La matière une fois créée, tout sort d'elle, et Dieu n'a plus à intervenir (6) : <«< Il n'y a aucune raison pour qu'on fasse de l'âme humaine une exception à la loi générale de la création. Car, ainsi qu'on l'a montré, Dieu insuffla le souffle de vie dans les autres êtres vivants et le mêla d'une façon si intime à la matière que la propagation et la production de la forme humaine sont analogues à celles des autres formes et sont l'effet propre de ce pouvoir qui avait été communiqué à la matière par la divinité. »

<< Il est reconnu, du consentement commun de presque tous les philosophes, que toutes les formes et l'âme humaine est une forme sont produites

par le pouvoir de la matière (7). »

Ainsi, Milton introduit dans le Traité de la Doctrine, qui ne devait être basé que sur l'Écriture, jusqu'aux philosophies profanes.

C'est qu'il s'agit pour lui d'établir sa thèse fondamentale: la matière est chose divine, la substance même de Dieu et « chief productive stock of every subsequent good. »

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4. La mort et la résurrection.

Il est curieux de noter que, dans cette cosmologie, il n'y a pas de place pour la mort.

La matière est divine et indestructible, et l'homme n'a pas d'âme qui puisse se séparer de son corps. Donc, tout être est naturellement et normalement immortel.

En effet, Milton a adopté ce point de vue que la mort est, en somme, un simple incident cosmologique d'assez peu d'importance, plus ou moins équivalent à un sommeil de la matière. Et la mort a été introduite dans. le monde en punition et en purification du péché.

Sans le péché, la mort n'aurait pas existé.

Adam et ses enfants seraient devenus esprits naturellement, par la progression normale de leur évolution.

L'ange dit à Adam :

Et par cette nourriture corporelle peut-être

Vos corps peuvent enfin devenir tout esprit

Se perfectionnant au cours du temps, et devenus ailés et éthérés
S'élever comme nous, et avoir la liberté à leur gré

D'habiter la terre ou les paradis célestes

Si vous êtes obéissants (1).

Le corps est destiné à devenir esprit, c'est-à-dire une substance semblable à la matière, mais plus subtile, plus durable et meilleure. Le pur esprit n'existe pas plus pour Milton que l'âme séparée du corps. Un esprit est un être supérieur à l'homme en facultés spirituelles, mais qui consiste essentiellement en un corps plus subtil que celui de l'homme. Il semble évident que Dieu lui-même, dans la pensée de Milton, était, en tant que Dieu manifesté, Fils créateur, un esprit de ce genre, de sorte qu'il lui a suffi d'abandonner quelques-unes de ses qualités les plus spirituelles pour tirer de lui la matière, le résidu des qualités plus grossières.

Cette conception du terme «< esprit » est curieusement illustrée par le passage sur l'amour des anges, auquel une traduction ferait nécessairement violence, tant le vocabulaire est à la fois sensuel et pur, délicat et précis.

To whom the angel, with a smile that glowed
Celestial rosy red, love's proper hue,

Answered: Let it suffice thee that thou knowest

(1) P. L., V, 496 :

And from these corporal nutriments, perhaps,

Your bodies may at last turn all to spirit,
Improv'd by tract of time; and wing'd ascend
Ethereal, as we; or may at choice,

Here, or in heav'nly Paradises, dwell;
If ye be found obedient...

Us happy and without love no happiness.
Whatever pure thou in the body enjoy'st
(And pure thou wert created) we enjoy
In eminence, and obstacle find none

Of membrane, joint or limb, exclusive bars.
Easier than air with air, if spirits embrace
Total they mix, union of pure with pure
Desiring; nor restrained conveyance need

As flesh to mix with flesh, or soul with soul (1).

Ainsi le corps n'était pas destiné à la mort. La mort a été introduite dans le monde par le péché.

>>

« La mort du corps doit être considérée comme le châtiment du péché (2). Aussi, dans l'allégorie du deuxième livre du Paradis perdu, la mort est née du péché, et au dixième livre le péché introduit la mort dans le monde.

Il semble que même la nature entière eût été immortelle si la chute n'eût eu lieu.

« Toute la nature est sujette à la mort à cause du péché de l'homme (3). » C'est pour cela qu'au moment de la chute d'Ève

La terre sentit la blessure, et la nature de son siège

Gémit, et dans toutes ses œuvres donna des signes de douleur,

Que tout était perdu (4).

Et lorsque Adam cède aussi

La terre trembla dans ses entrailles, comme si à nouveau
Elle eût enfanté, et la nature à nouveau gémit (5).

Le désordre et la mort entrent dans la nature entière : le désordre parmi les éléments inertes, la mort parmi les animaux. C'est un des passages les plus originaux et les plus grandioses de la poésie de Milton (6):

(1) P. L., VIII, 618.

(2) T. C. D., p. 269.

(3) T. C. D., p. 269.

(4) P. L., IX, 782.

(5) IX, 1000.

(6) X, 651 à 713:

:

The sun

Had first his precept so to move, so shine,
As might affect the earth with cold, and heat,
Scarce tolerable and from the north to call
Decrepit winter from the south to bring
Solstitial summer's heat. To the blanc moon
Her office they prescrib'd to th' other Five,
Their planetary motions, and aspects,
In Sextile, Square, and Trine, and Opposite,
Of noxious efficacy; and when to join
In synod unbenign and taught the Fix'd
Their influence malignant when to show'r;
Which of them, rising with the sun, or falling,

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