Page images
PDF
EPUB

Dès sa jeunesse aussi, l'orgueil de son génie fit alliance avec l'orgueil de sa maîtrise de soi. Dans l'Apologie de Smectymnuus, Milton nous raconte les ambitions et les rêves de sa jeunesse; la chasteté est la garantie de son génie :

« Celui qui ne veut pas être frustré dans ses espoirs de chanter dignement par la suite les choses louables devrait lui-même être un véritable poème, c'est-à-dire une composition et un modèle des choses les meilleures et les plus honorables » (1).

A sa sortie de l'Université, après bien des hésitations, Milton se décida enfin à ne pas adopter de profession régulière et à se consacrer aux lettres. Le père se laissa convaincre; à ce moment, il se retirait des affaires, fortune faite, et il résolut de se payer le luxe peu ordinaire d'avoir un fils homme de génie, et de renoncer au plaisir plus commun d'avoir un fils prêtre.

Ayant confiance en son fils, et fier de lui, et habitué maintenant, lui aussi bien que sa femme, à considérer ce fils comme le personnage principal de la maison, le scrivener consentit, puisqu'il en devait être ainsi, à lui laisser faire sa volonté >> (2).

Et Milton l'en récompensa par le poème latin Ad Patrem, digne hommage à l'un des hommes à qui la littérature doit le plus, car Milton se trouva, par la faveur de son père, libre, riche et maître de lui. Il fit, avant d'entrer dans la lice, une retraite studieuse comparable à la veillée d'armes des anciens chevaliers.

Il ne négligea pas d'ailleurs les premiers exercices nécessaires au futur guerrier. Ces merveilleux poèmes, Comus et Lycidas, ne sont pour lui que des passes d'armes préliminaires (3), les tournois qui donnent au jeune chevalier l'assurance de soi et la maîtrise de ses armes, avant qu'il se lance dans la lutte véritable.

En 1637, de Horton où il s'est retiré avec son père depuis 1632, il écrit au fidèle Deodati :

<< Tu me demandes à quoi je pense? Par l'aide du ciel, à m'assurer une immortalité de gloire » (4).

Cette haute opinion de soi n'était pas inconnue autour de lui. Wood nous dit avec une délicieuse naïveté qu'à l'Université «< on l'estimait être une personne vertueuse et tempérée, mais qu'on savait ne pas ignorer ses propres qualités »> (5).

A cet orgueil se joignait naturellement un besoin impérieux de liberté personnelle.

Aussi Milton ne pouvait-il entrer dans les ordres. Il semble avoir été, vers 1632, un anglican libéral, sans passions religieuses, probablement assez hésitant sur les questions de dogme (6). Ce n'est donc pas le fanatisme qui

(1) Bohn, vol. III, p. 117.

(2) Masson, I, p. 337.

(3) Masson, vol. III, p. 451.

(4) « Do you ask what I am meditating? By the help of Heaven, an immortality of Fame », Bohn, III,

p. 495.

(5) Masson, I, p. 312.

(6) Masson, p. 323 et 326.

[merged small][ocr errors]

l'empêcha de devenir pasteur; c'est le besoin d'être libre, de pouvoir penser à sa guise; c'est surtout l'orgueil qui ne voulut pas se courber au joug spirituel de l'Église.

Il dit dans la Raison du gouvernement de l'Église (1) : « J'étais destiné au service de l'Église dès l'enfance par les intentions de mes parents et de mes amis et par mes propres résolutions. Mais arrivé à quelque maturité d'âge, je vis quelle tyrannie avait envahi l'Église, je vis que celui qui voulait entrer dans les ordres devait se livrer à l'esclavage et se lier par des serments qui, s'il n'étouffait complètement sa conscience, le feraient aussitôt équivoquer. Il me parut que mieux valait le silence honorable que le droit sacré de parler acheté et exercé dans la servitude et le parjure. Ainsi mis hors de l'Église par les prélats, j'ai droit de parler sur ces matières ».

Les serments qu'il n'eût pu tenir étaient les serments d'obéissance qui lui eussent fait accepter la discipline de la hiérarchie sacerdotale (2).

[ocr errors]

Dès cette époque entra dans son âme la haine du clergé. La religion catholique en particulier lui semblait réaliser le type même de l'intolérance et de la domination des prêtres. Aussi Rome fut pour lui toute sa vie la Bête de no l'Apocalypse; en 1673 même, dans son dernier pamphlet en faveur de la tolérance, il exclut le catholicisme de la tolérance générale, parce que ce n'est pas une religion, mais une tyrannie (3).

Cela est d'autant plus probant que Milton, sur bien des points, comme on le verra, était très près des théories catholiques; et cela sur des points essentiels, tels que le libre arbitre. Ce n'est donc pas aux dogmes, aux idées catholiques qu'il en voulait, mais à la tyrannie intellectuelle et politique qu'il croyait discerner dans l'Église romaine.

La nature passionnée qu'il tenait de ses ancêtres et de son temps l'emporte parfois très loin. Il est le rebelle au lieu d'être le défenseur, l'hérétique et non l'orthodoxe, et il demande la liberté au nom de tous les hérétiques ses frères. Mais la passion est la même seul son point d'application est changé. Cette nature sensitive et violente s'emporte dans l'attaque jusqu'à la férocité.

A dix-sept ans, il produit (en latin), sous le titre : Le 5 novembre (anniversaire d'un complot politico-catholique de Guy Fawkes contre le roi Jacques), un poème d'une force littéraire incontestable, mais d'une ardeur anticatholique réellement féroce et quelque peu choquante :

eût dit le vieux roi Lear.

So young, and so untender

Le pape nous est présenté à son coucher :

Cependant le Dompteur des Rois, l'héritier du sceptre infernal,
Entre dans sa couche (et ne croyez pas que ce soit l'habitude de
[l'adultère hypocrite

[ocr errors]

(1) Bohn, p. 482.

(2) Masson, p. 326.

(3) V. Bohn, II, p. 514 : « Popery as being idolatrous, is not to be tolerated, either in public or

in private ».

Saurat

2

De jamais passer ses nuits sans quelque belle compagne'.

A peine le sommeil avait-il fermé ses paupières somnolentes
Que le noir Seigneur des Ombres, le Roi et le Chef des Silencieux,

Le Destructeur affreux des hommes, déguisé comme il convenait,
Était auprès de lui (1).

Et le pape et Satan organisent le complot. Meurtre et Trahison, les deux <«< bravi » au service de Rome, sont appelés à la rescousse, et l'intervention de Dieu lui-même est nécessaire pour sauver le roi menacé.

De même, la passion de Lycidas sera dirigée contre le clergé anglican. L'oppression et l'hypocrisie enflamment la rage de Milton bien plus que la religion n'excite son zèle.

D'ailleurs, somme toute, ces éclats de passion sont rares dans la jeunesse de Milton, avant l'entrée dans l'arène en 1641.

Des intérêts plus aimablement humains occupent sa vie après sa sortie de l'Université, pendant sa retraite à Horton.

Il visite Londres, il prend des leçons de mathématiques et de musique. Il fait la connaissance du compositeur Lawes qui écrira la partition de Comus (2). Il lit les classiques grecs et latins. Il écrit l'Allegro, Il Penseroso. Il est reçu dans la société aristocratique du voisinage chez la comtesse de Derby et le comte de Bridgewater, chez sir Henry Wotton; il s'occupe de théâtre et de musique; pour l'amusement de ses nobles amis, il écrit Arcades et Comus. Il célèbre la mémoire d'un compagnon d'études de Cambridge et il écrit Lycidas.

Il cultive l'amitié de Deodati, amitié intellectuelle et cependant affectueuse; il écrit à son ami :

<«< Dieu m'a inspiré un amour véhément du beau dans toutes les formes et les apparences des choses » (3). Certainement, il n'est indifférent à aucune des belles choses et à aucun des plaisirs raffinés et intellectuels que la société de son ́temps peut lui offrir. Il est fier de sa beauté personnelle et soigne son apparence. Son neveu Phillips nous apprendra qu'en 1640 Milton fréquente les <«< beaux » de la capitale, et ne croit nullement s'abaisser en s'habillant aussi élégamment qu'eux et se permettant en leur compagnie un jour de liesse « a gaudy day » une ou deux fois par mois (4).

On est loin en tout ceci du puritain de l'imagination populaire. On se trouve

(1) Masson, I, p. 176 à 179.

(2) Masson, I, p. 567.

(3) Bohn, vol. III, p. 494: Whatever the Deity may have hestowed upon me in other respects, he has certainly inspired me, if any ever were inspired, with a passion for the good and fair. Nor did Ceres, according to the fable, ever seek her daughter Proserpine with such unceasing solicitude, as I have sought this toυ xxλou idézv, this perfect model of the beautiful in all the forms and appearences of things I am wont day and night to continue my search ».

-

« Quelques autres dons que Dieu puisse m'avoir faits, il m'a certainement inspiré, si jamais il l'a inspiré à quelqu'un, un amour véhément du bon et du beau. Et Cérès elle même, dans la fable, n'a jamais cherché sa fille Proserpine avec une sollicitude aussi incessante que j'ai cherché ce modèle parfait du beau dans toutes les formes et les apparences des choses. Et je passe mes jours et mes nuits à celte recherche continuelle ».

(4) Masson, II, p. 209.

en présence d'un jeune homme élégant, amateur de musique et fréquentant la meilleure société, déjà connu dans des milieux choisis comme un futur poète de grande valeur, et parmi ses intimes comme un grand poète; vive'ment sensible aux charmes mondains et surtout au charme féminin; pénétré d'un sentiment tout particulier des forces vivantes de la nature; pur dans sa conduite comme dans son esprit; en lui-même, ne s'en cachant pas d'ailleurs, voué à une suprême entreprise d'ambition poétique, et regardant le monde de haut, plein de sérieux, de force et d'orgueil; maître parfait de lui-même et ayant bien l'intention de tirer de ses facultés tout ce qu'elles peuvent produire.

Et c'est là Milton, tel que nous le représentent ses premiers poèmes, tel que nous le voyons agir et parler pendant son voyage en Italie.

3. Les premiers poèmes.

Les premiers poèmes ne sont pour Milton qu'un essai de ses forces, une préface à son œuvre, une promesse au public, un gage à son orgueil et à son ambition. Aussi les a-t-il publiés au moment où il semblait abandonner la littérature pour des devoirs moins familiers, mais plus pressants.

Milton nous avertit, par la façon modeste dont il les présente au public, qu'il ne les considère pas comme une œuvre fondamentale (1); à plusieurs reprises d'ailleurs, dans ses pamphlets, il réitère ses promesses de se consacrer à quelque chose de grand en littérature, sans parler même de cette première publication.

Dans l'histoire du développement des idées de Milton, les premiers poèmes nous donnent un point de départ solide; à une époque où Milton était probablement encore à peu près orthodoxe en religion, les poèmes nous révèlent les caractères dominants en lui, les tendances générales de son tempérament, qui, portant sur la première base des conceptions orthodoxes, vont la dissoudre dans le cours des quinze années suivantes.

Ces tendances sont celles que les historiens nous ont montrées dès sa jeunesse.

Une sensibilité extrêmement variée se joue dans ses poèmes. Leur pur charme poétique, fait de force majestueuse et de gràce souveraine, a fait dire à Mark Pattison que :

« Dans Lycidas, on atteint le plus haut point de la poésie anglaise et des productions de Milton lui-même » (2).

Mais il est nécessaire surtout d'insister sur la variété, et, pour ainsi dire, <«<l'humanité » de la sensibilité de Milton. On trouve en lui de la sympathie pour tous les sentiments de l'âme humaine, même en apparence les plus contradictoires. Or, Milton est de tous les poètes le moins dramatique. Il ne sait pas se mettre à la place d'un personnage; il ne sait pas créer des caractères animés vivants; il est essentiellement lyrique ce qu'il chante, c'est

(1) Masson, III, 451, 453.

(2) M. Pattison, p. 29, « the highwater mark ».

toujours Milton. Et cela est bien en harmonie d'ailleurs avec tout son caractère centralisé sur soi.

Mais cela nous montre que ce poète, dont on a voulu faire un puritain étroit, était, en réalité, doué d'une richesse extraordinaire de sentiments et de sympathie pour tout ce qui est humain.

Cet élément humain, que nous trouverons dans le Paradis perdu (1), est le même sentiment de solidarité avec son espèce qui fait que Milton applique à tous ses propres règles et fait à tous crédit de ses propres facultés.

Sa richesse de sentiments divers est évidente dans les premiers poèmes. L'Allegro et Il Penseroso chantent deux états d'âme opposés que Milton a sentis tour à tour, comme tous les hommes.

Le rire se tenant les côtes,

La nymphe des montagnes, la douce Liberté,
La bière brune et épicée,

L'âme cachée de la musique (2),

lui sont aussi familiers

que :

Le chérubin Contemplation,

L'oiseau qui fuit le bruit des fêtes,

La lampe à l'heure de minuit,

La robe de crin et la cellule moussue (3).

Il sait aussi bien

Chanter pour celles qui tiennent les ciseaux de la Fatalité...

Pour adoucir les filles du Destin

Et retenir dans ses lois la nature incertaine,

Que mener les troupes joyeuses des danseurs

Sur la verdure unie et émaillée

Où n'est nulle trace de pas (4).

Surtout ces poèmes sont pleins de sentiments amoureux et plus qu'à demi voluptueux.

Milton a su se demander parfois dans sa jeunesse :

[merged small][ocr errors]

(1) Cf. ci-dessous, 3e parlie, 2° section, La vie privée dans le Paradis perdu.

(2) L'Allegro.

(3) Il Penseroso.

(4) Arcades.

« PreviousContinue »