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L'idée de ces luttes n'est pas originale chez les Hébreux.

Elle leur est venue peut-être des Persans et du dualisme des vieilles races iraniennes (1). Probablement à cette influence s'est jointe celle des mythes babyloniens décrivant les luttes des divinités du chaos contre les dieux du ciel. Dans l'épopée babylonienne de la création, une partie des dieux se joint à Tiamat, le grand adversaire, quelques-uns sont enchainés, quelques-uns sont tués. Le mobile de la sensualité paraît encore ici c'est la luxure qui égare les «< veilleurs du ciel », c'est-à-dire les anges ou dieux (2).

En relation avec ces mythes est le cycle des légendes grecques sur les luttes entre les titans et les dieux. Il est évident que les mythes grecs ont inspiré Milton dans ses récits des luttes dans le ciel, non comme un sujet d'imitation directe, mais comme un modèle à suivre et à surpasser dans son vol

Above th'Aonian mount (3).

Milton a ainsi réuni par sa large culture les légendes grecques aux récits des Hébreux, et ces mythes, probablement unis dans une origine commune perdue à nos yeux, avant les débuts de l'histoire, puis séparés pendant des siècles dans des races si différentes, sont venus se fondre et se mêler dans l'imagination du grand poète épique, comme ces fleuves jumeaux de l'Asie, qui sortent des mêmes montagnes et traversent des empires différents, se retrouvent à la fin de leur cours et vont se jeter, par la même embouchure, dans la même mer.

(1) Bousset, chap. XXV.

(2) R.-H. Charles, Clarendon Press, 1912, Fragments of a Zadokite Work, p. 7. (3) P. L., I, 15.

CHAPITRE II

L'ÈRE CHRÉTIENNE (1)

:

Les débuts de l'ère chrétienne sont de la plus haute importance dans le développement des mythes de la chute. Deux mouvements sont à étudier le christianisme naissant, représenté surtout par les écrits de l'apôtre Paul, et le judaïsme postérieur.

Dans les spéculations juives des temps précédant immédiatement l'ère chrétienne s'était développée une tendance à rapporter l'origine du mal à la chute de l'homme, surtout dans le quatrième Esdras.

Paul est, dans une certaine mesure, l'héritier de cette tradition. Mais son importance est telle, au centre du développement et de l'interprétation du dogme, qu'il est préférable de le considérer d'abord et séparément.

1. Paul.

C'est Paul qui est pour le christianisme, et par conséquent pour Milton, le créateur des dogmes du péché originel et de la Rédemption par le Christ (2). Il faut noter que pour Paul, Satan ne semble jouer encore aucun rôle dans la chute d'Adam (3).

Romains, V, 12: « C'est pourquoi, comme par un seul homme, le péché est entré dans le monde, et par le péché, la mort, et qu'ainsi la mort s'est étendue sur tous les hommes parce que tous ont péché...

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Pour Paul, comme pour les anciens Hébreux, le serpent qui tenta Ève était le serpent << le plus rusé de tous les animaux des champs », et nulle part Paul ne l'assimile à Satan :

II, Corinthiens, XI, 3 : « Le serpent séduisit Ève par sa ruse

C'est que pour Paul la question est bien plus élevée. Au fond, les détails du mythe ne l'intéressent pas. Paul est l'esprit intellectuel du début du christianisme par un puissant effort de son génie lucide, il a tiré la question des

(1) L'autorité principale pour ce chapitre est Bousset.

(2) La façon dont Milton comprenait ces dogmes a été étudiée à propos des idées de Milton. Il est donc inutile d'insister ici sur ce point.

(3) Bousset, p. 386: « Aber selbst den Sündenfall Adams scheint er noch nicht auf den Teufel zurückgeführt zu haben ».

brouillards de la mythologie et l'a transportée dans une claire et profonde psychologie humaine. Paul s'intéresse à la psychologie de l'homme, au fait de sa dégradation, à l'état de la chute, bien plus qu'à l'origine nébuleuse et hypothétique de cette chute.

Il cherche le mal à l'intérieur de l'homme; et la grandeur de Milton lui vient en partie de ce qu'il a suivi Paul sur ce terrain fécond.

Or, ce mal est essentiellement pour Paul « la chair », c'est-à-dire d'abord le désir, en général, et ensuite, plus particulièrement, le principal des désirs physiques le désir sexuel. Et ici encore Milton suit Paul de très près:

Galates, V, 19: « Or, les œuvres de la chair sont manifestes; ce sont : l'impudicité, l'impureté, la dissolution, l'idolâtrie, la magie, etc. »>

I, Corinthiens, VI, 13: « Le corps n'est pas pour l'impudicité, il est pour le Seigneur. >>

Et 18 « Fuyez l'impudicité. Quelque autre péché qu'un homme commette, ce péché est hors du corps, mais celui qui se livre à l'impudicité pèche contre son propre corps. »

Et I, Corinthiens, VII, en entier : « Il est bon pour l'homme de ne point avoir de contact avec une femme. Toutefois, pour éviter l'impudicité, que chacun ait sa femme et que chaque femme ait son mari.

>> Je dis cela par condescendance, je n'en fais pas un ordre. Je voudrais que tous les hommes fussent comme moi, mais chacun tient de Dieu un don particulier, l'un d'une manière, l'autre d'une autre.

>> A ceux qui ne sont pas mariés et aux veuves, je dis qu'il leur est bon de rester comme moi. Mais s'ils manquent de continence, qu'ils se marient; car il vaut mieux se marier que de brûler. »

Une première conséquence de ces idées est la soumission de la femme, instrument du désir, à l'homme qui est plus près de la raison et de Dieu. Ephésiens, V, 22 à 24 : « Car le mari est la tête de la femme, comme le Christ est la tête de l'Église. Femmes, soumettez-vous à vos maris comme au Seigneur. >>

Deux des conceptions fondamentales de Milton viennent donc directement de Paul (1):

<< Pour éviter la fornication » nous a donné, dans l'hymne au «< wedded love » :

By thee adulterous lust was driven from men,
Among the bestial herds to range (2).

Et << le mari est la tête de la femme, comme le Christ est la tête de l'Église nous a valu

He for God only, she for God in him (3).

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Ces idées de Paul sont la source d'une tradition puritaine dont Milton a

(1) Pour l'importance de ces idées dans le système général de la pensée de Milton, v. ci-dessus, 2e partie.

(2) P. L., IV, 752.

(3) P. L., IV, 299.

partiellement hérité. Mr. G. B. Shaw, qui s'est fait, en partie par dilettantisme et en partie par conviction, le champion de bien des traditions puritaines, s'explique tout au long sur celle-ci dans sa préface à Androclès et le Lion. P. LXXXV: « La terreur du péché n'est que la terreur de la sexualité. » P. LXXXVII : « Le péché originel n'était pas le fait de manger le fruit défendu, mais la conscience du péché que produisit le fruit. Aussitôt qu'Adam et Ève eurent goûté la pomme, ils furent honteux de leurs relations qui, jusqu'alors, leur avaient semblé innocentes (1), et on ne peut s'aveugler sur le fait que cette honte a persisté jusqu'à ce jour. »

Et p. LXXXVIII: « La théorie de Paul sur le péché originel lui était dans une certaine mesure toute personnelle: il nous dit précisément qu'il se trouve tout à fait capable d'éviter le péché de sexualité en restant célibataire; mais il reconnaît avec quelque mépris qu'à cet égard il n'est pas comme tout le monde, et dit qu'il vaut mieux pour les hommes se marier que brûler... admettant ainsi que les préoccupations du désir non satisfait sont plus funestes encore que les préoccupations des affections domestiques. Ce point de vue le conduisit infailliblement à insister sur le fait qu'une femme doit être plutôt une esclave qu'une compagne égale, sa fonction réelle étant, non d'accaparer la fidélité et l'amour d'un homme, mais, au contraire, de les libérer pour le service de Dieu, en enlevant à l'homme toute préoccupation d'ordre sexuel, de même qu'en sa capacité de ménagère et de cuisinière, elle lui enlève toutes préoccupations au sujet de sa faim, par le procédé très simple qui consiste à satisfaire son appétit. Cet esclavage a fait de Paul l'éternel ennemi de la femme. »

On trouve dans Milton une grande part de cette tradition paulinienne; mais Milton avait en plus un sens profond de la nature humaine normale. Il a gardé l'horreur de la sensualité. Il a joint lui aussi la luxure à la chute; il en a fait la première et essentielle conséquence de la chute. Il a donné à la femme une position inférieure à celle de l'homme. Mais là où Paul n'a vu qu'une concession inévitable, Milton à reconnu la saine normale de la nature humaine (2).

Paul a aussi consacré l'idée qu'Adam était tombé sans avoir été trompé, mais par l'influence d'Ève.

I, Timothée, II, 14: « Ce n'est pas Adam qui a été séduit, c'est la femme qui, séduite, s'est rendue coupable de transgression. >>

Et cela est important encore, soulignant la faiblesse intellectuelle de la femme, et son influence subtile et néfaste sur l'homme, par une sorte de sensualité morale raffinée, de charme trompeur qui amène l'homme à agir contre sa propre raison :

Against his better knowledge, not deceived

But fondly overcome by female charm (3).

(1) Cette idée semble bien tirée de Milton et de ses conceptions sur la sensualité légitime. (Cf. 2e partie.)

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PREMIÈRE SECTION.

C'est le danger de la femme, le danger subtil des désirs même purifiés de leur grossièreté une des conceptions fondamentales de Milton, qui en déduit la nécessité de la soumission complète de la femme à la raison masculine.

2. Le judaïsme postérieur.

On trouve dans Paul le contenu psychologique essentiel du mythe: là est la grandeur intellectuelle de Paul. Plus qu'aucun autre, il s'est débarrassé de la mythologie et a essayé de voir, au delà, les réalités de la psychologie

humaine.

Mais la tradition chrétienne n'était pas formée encore. Avant Paul et autour de Paul, ses éléments se constituaient et s'aggloméraient lentement.

D'abord, vers le premier siècle de l'ère chrétienne, la démonologie juive était en pleine floraison, et cette démonologie devait influencer profondément l'Apocalyse et les Pères de l'Église, et par là faire pénétrer ses conceptions dans le christianisme postérieur.

C'est vers la première moitié du Ier siècle après Jésus-Christ que les Juifs, avant les chrétiens, identifièrent définitivement le serpent tentateur avec Satan (1).

Cette idée était depuis longtemps en préparation.

L'apocryphe de Sirach (Sagesse de Salomon, II, 24) avait dit : « C'est par l'envie du diable que la mort est entrée dans le monde. » Mais cela était encore très peu précis.

Le Livre d'Hénoch (2) avait dit que l'un des anges tombés était le séducteur d'Ève. Mais cela était en contradiction avec le reste du livre dans lequel les anges ne sont tombés que bien après la chute de l'homme, et les narrateurs d'Hénoch n'avaient pas insisté.

Mais enfin les Juifs du 1er siècle unifièrent les deux origines du mal, établirent la relation entre la chute des anges et celle des hommes. La chute de l'homme, qui jusque-là avait surtout été une légende confuse et assez mal expliquéc, prit un sens précis et définitif et devint la source du péché et de la souffrance dans l'humanité. Les Juifs arrivèrent à ces idées bien avant les' Pères de l'Église, parmi lesquels Épiphane, vers 300 après J.-C., fut un des premiers à soutenir que le serpent était Satan (3), et cela probablement par esprit d'opposition aux doctrines gnostiques qui tendaient vers l'adoration du serpent. De même que Paul, les premiers Pères se sont peu intéressés aux premiers faits et gestes du diable.

Il est intéressant de noter en passant que les croyances hébraïques au sujet de Satan et des Satans (c'était toute une race) dérivent peut-être du dualisme persan (4) les Hébreux semblent avoir admis l'existence des esprits mauvais

(1) Bousset, p. 469, une vieille Bíos 'Adau des Juifs du Ier siècle est le texte principal et pro

bant.

(2) Chap. LXVIII, v. 4; Charles, p. 137.

(3) V. chapitre suivant.

(4) V. Bousset, chap.XVII, p. 386.

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