Page images
PDF
EPUB

favorable

que celle de l'autre sexe, car là les différences ont une ressemblance, et les ressemblances sont complètement diversifiées, et c'est là ce qui donne le plus de joie, de côté et d'autre, cette variété étant si harmonieuse. Et pour nous enlever toute crainte, et nous tirer de la timidité en laquelle nos sages insipides voudraient nous élever et nous tenir, le sage Salomon, parmi ses maximes les plus graves, donne l'exemple d'une sorte de ravissement et de tendre extravagance dans la poursuite des plaisirs conjugaux; et dans le Cantique des Cantiques, qui est supposé figurer, même dans ses expressions les plus libres, les épousailles du Christ et de l'Église, Salomon célèbre les plaisirs de ces deux êtres charmants, et les fait aller bien au delà de la limite où commencent les voluptés de la chair. »

Milton revient sur l'horreur de la luxure, du mariage sans conformité d'âmes (1), puis encore une fois sur la définition du mariage et la distinction fondamentale entre « love and lust » (2) :

« Et quoique l'œuvre de la chair fasse partie des fins du mariage, elle n'est vraiment légitime que si elle est l'effet de l'amour conjugal... autrement l'acte n'en est pas pur, ni saint, ni digne du nœud sacré du mariage; n'étant tout au plus qu'une excrétion animale, mais bien pire et bien plus ignoble que les désirs naturels qui existent parmi les troupeaux stupides. Car l'amour humain doit procéder de principes intellectuels et, dans ce cas, ne participe en rien à la raison, mais aux besoins des pâturages et des étables. »

Puis Milton consacre de longues pages à discuter la question de savoir si la loi peut permettre, dans une certaine mesure, le péché. Mais bien des longues pages peuvent lui être pardonnées, puisqu'elles amènent une expression digne du Paradis perdu, car le poète ne perd jamais son génie ni ses

droits :

<< Suppose it anyway possible to limit sin, to put a girdle about that chaos (3). ›

<< Supposons que ce soit possible de limiter le péché et de passer une ceinture autour de ce chaos. »

Et puis, hélas! n'ayant pas réussi à contenir le chaos de ses explications, il continue sur un tout autre ton.

L'esprit de Milton revient perpétuellement aux origines. Le Paradis perdu était en lui, dans une sorte de gestation, dont les signes sont en toutes ses œuvres. Et, toujours, à la pensée des premiers temps, son esprit s'élève et la poésie s'épanouit.

(1) P. 333.

(2) P. 311, 342: And although copulation be considered among the ends of marriage, yet the act thereof in a right esteem can no longer be matrimonial, than it is an effect of conjugal love. When love finds itself utterly unmatched, and justly vanishes, nay, rather, cannot but vanish, the fleshly act indeed may continue, but not holy, not pure, not beseeming the sacred bond of marriage; being at best but an animal excretion, but more truly worse and more ignoble than that mute kindliness among the herds and flocks: in that proceeding as it ought from intellective principles, it participates of nothing rational, but that which the field and the fold equals. For in human actions the soul is the agent, the body in a manner passive.

(3) P. 383.

Les premiers temps, avant la chute, deviendront pour lui l'état normal de l'homme, ce qu'il devrait être, ce qu'il devient après la régénération (1).

Ainsi, avant la chute, l'homme et la femme étaient complètement unis de corps et d'âme. La luxure n'existait pas, puisqu'elle est la séparation des deux amours. Le divorce ne pouvait donc alors exister (2).

Là où est l'amour, il n'y a point de luxure; de même que là où la raison domine, il n'y a point de loi.

Il est intéressant de voir Milton disposer des textes qui sont évidemment contraires à ses idées quand il discute le verdict du Christ

<«< Celui qui divorce d'avec sa femme, si ce n'est à cause de fornication, et en épouse une autre, celui-là commet l'adultère. »

Il a déjà les germes d'idées qui grandiront, se retrouveront dans l'Areopagitica et dans le Traité de la Doctrine. D'abord, la vérité divine s'est accommodée aux temps et aux lieux, et ne doit pas être prise littéralement; ensuite, l'Évangile même a souvent été corrompu il n'a pas encore assez d'audace pour soutenir ouvertement ces idées, mais il en a bien souvent la tentation (3):

<«< Cette sévérité excessive avait donc pour seul but imaginable de mettre un frein aux attaques spécieuses et outrageantes des pharisiens... comme le médecin guérit celui qui a pris du poison, non par la modération d'une bonne nourriture, mais par l'autre extrême, l'antidote. »>

Enfin Milton, dans la furie de son désir de convaincre ses adversaires, oublie ses principes les plus sacrés et son dédain de toute autorité, et passe en revue longuement les pères de l'Église, les conciles et les grands réformateurs, descendant jusqu'à

<< Grotius, encore vivant, et de la plus grande célébrité parmi les savants »> (4).

Relevons seulement cette phrase sur Luther, où gît le fond de toute cette littérature. Milton, qui s'est si souvent trahi inconsciemment, s'est bien gardé d'avouer quel était son cas particulier; une seule phrase enterrée dans la péroraison de son troisième et volumineux traité sur le divorce nous dit : « Enfin, Luther quel grand serviteur de Dieu! dans son livre La vie conjugale, cité par Gérard, permet le divorce pour cause de refus obstiné du devoir conjugal, de sorte « qu'un homme peut renvoyer une altière Vashti et épouser une Esther à sa place » (5).

[ocr errors]

Et le Tétrachordon se termine par une menace et des mots de mépris, alors que la Doctrine et Discipline se terminait sur des mots de charité. Milton s'est séparé des siens la menace et le mépris lui restent (6).

(1) V. ci-après, 2e partie.

(2) P. 389.

(3) P. 392: No other end therefore can be left imaginable of this excessive restraint, but to bridle those erroneous and licentious postillers the pharisees. And as the physician cures him who hath taken down poison, not by the middling temper of nourishment, but by the other extreme of antidote; so Christ administers here a sharp and corrosive sentence against a foul and putrid licence; not to eat into the flesh, but into the sore.

(4) P. 431.

(5) P. 426.

(6) P. 433 Henceforth let them, who condemn the assertion of this Book for new and

<«< Que ceux donc qui condamnent les doctrines de ce livre comme nouvelles et licencieuses se laisent, de peur qu'ils ne s'exposent à faire révéler au grand jour, par ceux qui les connaissent intimement, et à faire livrer au mépris public, leur ignorance et leur présomption ».

Et c'est le mépris et l'insulte qui remplissent le Colasterion, les Châtiments publiés avec le Tétrachordon en 1645.

Milton passe en revue ses adversaires et leur dit, à chacun à leur tour, en langage plus ou moins varié (1):

« Je n'ai pas l'intention de disputer de philosophie avec ce porc. »

En dépit de cette promesse, il examine neuf ou dix propositions de chacun de ses ennemis; mais il est bien vrai que peu de « philosophie » intervient dans cet examen.

<«< Il passe au troisième argument, comme un sanglier dans un vignoble, arrachant et mâchonnant à tort et à travers, et il ne peut concevoir ce que j'entends par « une ame sympathique » - conception et mots peu faits pour ses mâchoires et semblables à un vin généreux qui trouble et dérange la boue de son imagination et lui fait vomir ouvertement ses infamies (2).

» Une autre chose encore le dérange: que j'appelle le mariage « un mystère de joie ». Que nous importe que cela le dérange? Comment se connaîtraît-il en joies et en mystères (3)? »

Citons de plus la fin où Milton s'excuse de sa brutalité avec quelque dignité encore (4).

« J'ai donc fait ce que pour bien des raisons je n'aurais jamais cru qu'il fût de ma destinée de faire, et je me suis mis à ce travail assez peu noble de décrotter et de nettoyer l'ignorance ignoble et sordide d'un cuistre aussi insolent. Hercule lui-même se vit imposer la tâche d'enlever le fumier des étables d'Augias.

» Si quelque auteur digne de s'occuper de ces questions se croit obligé à rouvrir cette controverse, ... je le supplie de ne pas s'imaginer, à cause du

licentious, be sorry; lest, while they think to be of the graver sort, and lake on them to be leachers, they expose themselves rather to be pledged up and down by men who intimately know them, to the discovery and contempt of their ignorance and presumption.

(1) P. 445.

(2) P. 453: He passes to the third argument, like a boar in a vineyard, doing nought else, but still as he goes champing and chewing over what I could mean by this chimæra of a « fit conversing soul », notions and words never made for those chops; but like a generous wine, only by overworking the settled mud of his fancy, to make him drunk, and disgorge his vileness the more openly.

(3) P. 455 : Another thing troubles him, that marriage is called « the mystery of joy ». Let it still trouble him; for what hath he to do either with joy or with mystery?

(4) I have now done that, which for many causes I might have thought could not likely have been my fortune, to be put to this underwork of scouring and unrubbishing the low and sordid ignorance of such a presumptuous lozel. Yet Hercules had the labour once imposed upon him to carry dung out of the Augean stable. It any man equal to the matter shall think it appertains him to take in hand this controversy, let him not, I entreal him, guess by the handling, which meritoriously hath been bestowed on this object of contempt and laughter, that I account it any displeasure done me to be contradicted in print, but as it leads to the attainment of anything more true, shall esteem it a benefit; and shall know how to return his civility and fair argument in such a sort, as he shall confess that to do so is my choice, and to have done thus was my chance.

[ocr errors]

traitement mérité que j'ai infligé à cet objet de mépris et de ridicule, qu'il me déplaise aucunement d'être contredit. Au contraire, si ses arguments nous font atteindre quelque vérité supérieure à ce que j'ai dit, je considérerai qu'il m'a fait une faveur, et je lui rendrai sa politesse et ses procédés de discussion de telle façon qu'il avouera que je le fais avec plaisir, et que c'est la malechance qui m'a ici forcé à agir autrement. »

Ainsi Milton a souffert, ainsi il a réfléchi sur la cause de sa souffrance. Ses idées ne seront plus maintenant des abstractions philosophiques, mais les leçons rudes et poignantes que le désespoir lui a fait entrer dans la chair.

Il en tira ses idées sur la chute, et de plus cette idée que c'est par la femme que cette chute se produit le plus souvent et le plus douloureusement.

Dès lors, son sujet prédestiné était le Paradis perdu, la chute de l'intelligence devant la sensualité, la chute de l'homme à cause de la femme.

Dès lors, son idéal est dans les deux conceptions opposées : la domination de l'intelligence, qui est la domination de l'homme.

Puis, ces idées vont s'élargir et être appliquées par lui à la politique, à la religion et à l'histoire, dans les œuvres de controverse suscitées par l'exécution du roi Charles Ier.

Entre temps, Milton pardonna à sa femme. C'est certes un signe de bon sens et d'indépendance autant que de générosité que ce pardon et il nous montre l'étoffe humaine dont était fait Milton.

Il s'était engagé à fond dans la question du divorce; le plus grand obstacle à la réconciliation, pour un homme aussi orgueilleux, eût dû être dans ses propres écrits. Une secte de « Divorceurs » suivait Milton. Mais son orgueil était d'une espèce sublime et se faisait le serviteur de toutes les grandes idées et de toutes les impulsions généreuses. Milton n'eut pas peur des moqueries que sa rétractation pouvait lui attirer; il brava l'opinion une seconde fois. Il reprit sa femme.

Milton avait appris déjà que la réalité ne se plie guère aux idées. La lutte et le peu de succès lui avaient montré que l'homme n'est que peu corrigible. Il reprit sa femme et ne semble pas avoir essayé jamais de lui imposer la culture intellectuelle qui l'eût rendue digne de lui.

Ainsi Milton accepta le compromis.

C'est qu'il avait déjà perdu de sa haute idée de la nature humaine; le cycle. de sa première désillusion était ainsi complet.

Il était préparé à la seconde et plus grande désillusion qui lui vint graduellement de 1650 à 1660: comme dans les épreuves de son mariage il avait perdu sa foi en la femme et peut-être un peu en sa propre grandeur — lui qui s'était cru chastement au-dessus des autres hommes ainsi au cours de la lutte politique il perdit sa foi en la nature humaine dans les masses. Il ne lui restera plus que sa foi en Dieu, et en cette foi il reporte tous les espoirs perdus sur la terre et prend la revanche glorieuse de toutes ses désillusions. Car Milton, dans sa force et son orgueil, ne pouvait pas désespérer.

4. La seconde crise

rupture avec les presbytériens : le problème politique.

Une autre désillusion était sortie pour lui des pamphlets sur le divorce. Milton s'attendait à être salué comme un réformateur; il croyait qu'il lui suffirait de parler pour convaincre le Parlement, changer la loi et devenir un bienfaiteur de l'humanité.

Tout son caractère et toute sa carrière jusqu'à ce moment l'inclinaient à cette confiance. Son orgueil naturel et naïf, la pleine conscience de sa force, l'adoration familiale dans laquelle il avait grandi, les triomphes faciles et qu'il avait pris un peu trop au sérieux de son voyage en Italie; surtout, enfin, sa conviction entière qu'il était dans le droit; l'ardeur passionnée et douloureuse de sa jeunesse jetée tout entière dans sa cause; le mouvement même du siècle, plein de hautes aspirations et qui semblait mûr pour les plus belles réformes, tout cela l'avait entraîné, tout cela l'avait trompé.

L'orage d'insultes et de réprobation qui accueillit la Doctrine et discipline, et le silence absolu du Parlement lui furent donc une désillusion amère. Il découvrit une première fois, dans une entreprise personnelle, ce que l'entreprise du Commonwealth allait pleinement confirmer; les hommes ne veulent pas suivre les idées abstraites; il ne suffit pas, dans le monde politique, d'avoir raison pour être écouté.

Deux sonnets de 1645 expriment sa désillusion et sa colère étonnée.

Un livre récemment écrit: Tétrachordon,

Compact en sa matière et sa forme et son style,
Nouveau par son sujet, a parcouru la ville

Comptant les bons esprits; mais tombe en abandon.

Le fureteur à l'étalage crie : « Pardon !

Quel est ce titre là? » Il se forme une file

Qui met à l'épeler le temps d'aller à Mile

End Green. Messieurs, qu'a-t-il de plus dur que Gordon
Ou bien Galasp (1), ou Mac Donnel ou Colkitto (2),

Ces noms n'ont pas d'aspérité pour notre bouche,
Dont la vue seule eût rendu Quintillien louche.
Notre âge hait le savoir comme on hait un crapaud

Et ne ressemble pas au tien, ô Sir John Chek (3);
Quand à Cambridge, au roi, tu apprenais le grec (4).

(1) Gillespie (Galasp), presbytérien écossais célèbre.

(2) Mac Donnel (surnommé Colkitto), un des lieutenants de Montrose dans son héroïque équipée en Écosse, dont toute l'Europe s'entretenait à cette époque.

(3) Un des professeurs de Cambridge au xvie siècle.

[ocr errors]

(4)

ΧΙ

ON THE DETRACTION WHICH FOLLOWED UPON

MY WRITING CERTAIN TREATISES

1645

A book was writ of late called Tetrachordon,

And woven close, both matter, form, and style;

« PreviousContinue »