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ce peuple à l'approche des soldats, que, lorsque Teresa releva la tête et regarda autour d'elle, elle se vit seule, bien seule, séparée de l'armée par le bouquet d'arbres et la haie d'aubépine, et de la multitude par un épais tourbillon de 5 poussière, soulevé sous la dernière ondulation des fuyards.

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Au risque des aiguillons de l'aubépine qui menacent ses vêtements et même son visage, elle traverse la haie, se jette dans le massif; et, son émotion un peu calmée, la voyageuse prend connaissance des lieux.

Ombragée par une vingtaine de peupliers et de trembles, la source, encaissée dans le sol, tapissée de lierre rampant, de mousse et de cymbalaires, bouillonne à petit bruit, donnant naissance à un ruisseau dont on peut suivre de l'œil le cours dans la plaine à la quantité de myosotis et de renoncules 15 blanches qui passementent ses eaux. La vapeur qui s'en élève aide encore à remettre Teresa de son trouble et de son agitation. Il lui semble qu'elle a pris possession d'une oasis de fraîcheur et de repos, et que la haie d'enceinte la protége à la fois contre la poussière, la chaleur et le bruit.

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Un instant, la plaine est redevenue presque silencieuse ; elle n'entend ni les cris des officiers, ni les hourras de la foule, ni les hennissements des chevaux.

Mais un mouvement singulier se manifeste au-dessus de sa tête. Ce sont des titillations, des crépitations continues 25 dans les arbres. Elle regarde, et voit les rameaux des trembles et des peupliers couverts d'une innombrable quantité de moineaux, bouvreuils, linots, fauvettes, chardonnerets, mésanges, même de plus grosses espèces, telles que merles et ramiers, qui, chassés des alentours par la marche des soldats 30 et les rapides évolutions de ces essaims de curieux, sont venus, comme la jeune fille, chercher un abri dans cette solitude de verdure.

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La peur les a tous paralysés de l'aile et de la voix: pas un cri, pas un fredon n'éclate au milieu de leurs bandes, si bien pressées le long des branchages, que certes on eût pu affirmer que peupliers et trembles étaient alors plus chargés de plumes que de feuilles. Les légers voyageurs ont vu presque envahir leur nouvel asile sans songer à fuir, tant le bruit et le spectacle dont ils sont entourés les ont frappés de 40 mutisme et de stupeur.

Des régiments de cavalerie, au bruit des clairons, s'avancent et stationnent sur cette même place où tout à l'heure s'agitait le peuple, et les oiseaux n'abandonnent point leur retraite. Seulement, aiguisant leur bec, battant de l'aile, se tournant de côté et d'autre, ils s'inquiètent de la fin de tout 5 ceci; et c'est ce mouvement, multiplié à travers le feuillage, qui vient d'exciter l'attention de la Turinaise.

Ces soldats, lui fermant toute communication avec la route, attirent bientôt exclusivement les regards de l'innocente jeune fille, de toutes parts cernée ainsi par les 10 troupes.

"Ce n'est là qu'une guerre inoffensive, se dit-elle; et, si je fus imprudente, Dieu connaît le but de mes efforts; il me protégera."

Dirigeant alors son attention du côté opposé, s'avançant 15 jusqu'à l'extrémité de cet îlot de verdure, elle entrevoit, à trois cents pas devant elle, l'estrade où Joséphine et Napoléon viennent de s'asseoir.

De là à l'endroit où elle se tient, l'intervalle se trouve parfois rempli par des soldats sous les armes, exécutant leurs 20 manœuvres; mais parfois aussi le terrain débarrassé laisse ouvert un passage possible.

Teresa s'enhardit; le moment est venu. Elle écarte la haie pour la franchir de nouveau...aussitôt, avec un mouvement de honte et de confusion, elle songe au désordre de sa 25 toilette. Ses cheveux sont épars et dénattés, collés à ses joues ou flottants sur ses épaules; ses mains, comme sa figure, sont couvertes de sueur et de poussière. Se présenter ainsi devant les souverains de France et d'Italie, c'est vouloir se faire repousser, compromettre peut-être la réussite de sa 30 mission!

Elle rentre donc dans le massif, se rapproche de la source, dénoue son large chapeau de paille, secoue sa noire chevelure, y passe ses doigts, en reforme les tresses, lisse le bandeau de son front, rajuste sa collerette; puis, s'agenouil- 35 lant près de la source, elle s'y mire, y plonge ses mains, les purifie de toute souillure, ainsi que son visage, et, sans se relever, adresse au ciel une prière fervente pour son père et pour Charney.

Ah! n'était-ce pas là une gracieuse esquisse de l'Albane, 40

apparaissant tout à coup sur une grande toile de bataille de Salvator Rosa, que cette chaste toilette de jeune fille faite au milieu d'une armée ?

Tandis que Teresa guettait de nouveau l'instant favorable 5 à sa traversée, soudain, de vingt côtés à la fois, de bruyantes détonations d'artillerie se firent entendre. Le sol parut s'ébranler, et les oiseaux perchés sur les arbres, prenant tous leur vol dans un même essor, poussant des cris, se heurtant, tournoyant, gagnèrent les bois de Valpedo et les ombrages de 10 Voghera.

La bataille venait de s'engager.

Teresa, assourdie par le bruit du canon, intimidée par tout ce fracas, restait dans une sorte de torpeur, les yeux toujours fixés sur ce trône, qui tour à tour se montrait de15 vant elle ou disparaissait sous un rideau de lances ou de baïonnettes.

Après une demi-heure, pendant laquelle toute autre pensée que celle d'un effroi instinctif sembla l'abandonner, son énergie d'âme reprit le dessus. Elle examina avec plus 20 de calme les obstacles à vaincre pour arriver au monticule pavoisé, et ne les jugea point insurmontables.

Deux colonnes d'infanterie, se prolongeant sur une longue ligne dont la double base s'appuyait aux flancs du massif, venaient d'engager une vive fusillade l'une contre l'autre. 25 Elle espéra pouvoir, à travers ce brouillard de poudre, se frayer un chemin sans être même aperçue. Elle hésitait cependant, lorsqu'une troupe de hussards, brûlés de soif, fit invasion dans son asile.

Alors elle n'hésita plus; son courage se renforçant d'un 30 accès de pudeur, elle s'élança en courant entre les deux colonnes d'infanterie, et, quand la fumée vint à se dissiper, les soldats poussèrent des clameurs de surprise en apercevant au milieu d'eux une jupe blanche, un chapeau de femme, une jeune fille, jolie, charmante, qui, malgré leurs cris, pour35 suivait sa course.

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Un escadron de cuirassiers accourait pour appuyer une des lignes. Le capitaine faillit renverser l'imprudente; mais la saisissant à temps entre ses bras, il l'enleva de terre, et, jurant, sacrant, sans plus s'informer par quel hasard cette jolie fille se trouvait en plein champ de

bataille, il chargea deux soldats de la conduire au quartier des femmes.

Il lui fallut monter en croupe derrière un cuirassier, et ce fut ainsi qu'elle se dirigea vers l'endroit où les dames de la suite de l'impératrice Joséphine, accompagnées de quelques 5 aides de camp et de MM. les députés des villes d'Italie, se tenaient sur le monticule.

Arrivée là, touchant enfin au but, Teresa ne pouvait plus faillir dans son entreprise. Elle avait surmonté trop de difficultés pour se laisser vaincre par la dernière; aussi, lorsque, 10 sur sa demande de parler à l'empereur, on lui répondit qu'il parcourait alors la plaine à la tête de ses troupes: "Eh bien! je veux voir l'impératrice!" s'écria-t-elle avec fermeté. La consigne était aussi sévère de ce côté que de l'autre. Pour se débarrasser de son importunité, quelques-uns essayèrent 15 de l'intimider; ils n'y purent parvenir. Il fallait attendre la fin des évolutions; elle s'y refusa et voulut marcher vers le trône. On la retint; elle se débattit, éleva la voix avec véhémence, si bien qu'à la fin l'attention de Joséphine ellemême se tourna de son côté.

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III.

Les ordres de Joséphine n'étaient pas transmis, qu'au milieu d'un groupe s'entr'ouvrant, Teresa se montra suppliante, retenue et résistant encore.

À un signe plein de bonté de l'impératrice, et que chacun sut interpréter, on s'effaça devant la Turinaise, qui, s'élançant, 25 libre, mais encore désordonnée à la suite de tant d'obstacles à vaincre, arriva haletante jusqu'aux marches du trône, se courba, et tirant précipitamment de son sein un mouchoir qu'elle agita vivement:

"Madame! madame! un pauvre prisonnier !"

Joséphine ne comprit pas d'abord ce que signifiait ce mouchoir qui lui était présenté.

elle.

"Voyons; de quoi s'agit-il? Est-ce d'une pétition? dit

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La voici, madame, la voici! c'est celle d'un pauvre prisonnier !"

Et les larmes coulaient le long du visage de la postulante, animé cependant d'un sourire d'espérance. L'impératrice 5 lui répondit par un autre sourire, lui tendit la main, la força de se relever, et, se penchant vers elle d'un air plein de bonté :

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'Allons, allons, mon enfant, remettez-vous. intéresse donc beaucoup, ce pauvre prisonnier ?" Teresa rougit, baissa les yeux.

Il vous

"Je ne lui ai jamais parlé; mais il est si malheureux ! Lisez, madame."

Joséphine déplia le mouchoir, s'attendrit en songeant de combien de misères et de privations témoignait ce linge, 15 péniblement empreint d'une encre factice; puis s'arrêtant dès le premier mot :

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"Mais c'est à l'empereur qu'il s'adresse!

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Qu'importe? n'êtes-vous pas sa femme? Lisez, lisez, madame; lisez, de grâce! c'est si pressé!"

On était au plus fort du combat. La colonne hongroise, quoique mitraillée par l'artillerie de Marmont, avait repris

son formidable mouvement.

Zach et Desaix se trouvaient en présence, et de leur choc allait résulter le salut ou la perte de l'armée.

Le canon grondait dans toutes les directions; le champ de bataille était embrasé; les cris des soldats, mêlés aux fanfares de guerre, agitaient les airs comme un ouragan.

L'impératrice lut ce qui suit :

"SIRE,

"Deux pavés de moins dans la cour de ma prison, telle est l'unique faveur que je viens demander à Votre Majesté. Ce n'est pas sur moi que j'appelle les effets de votre protection; mais, dans ce désert muré où j'expie mes torts envers vous, un seul être a su apporter quelque adoucisse35 ment à mes peines, un seul être a jeté quelque charme sur C'est une plante, sire, c'est une fleur inopinément venue dans le préau où il m'est permis parfois de respirer l'air et de voir le ciel. Ah! ne vous hâtez pas de m'accuser Cette fleur fut pour moi un sujet

ma vie.

de délire et de folie!

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