lieutenant d'artillerie (dans les canonniers garde-côtes), et, bientôt après, d'une charge de commissaire des guerres; il fallut une dispense d'âge, car il n'avait que dix-sept ans. On le trouve, en 1788, faisant l'office de secrétaire auprès du comte de Périgord, commandant de la province de Langue- 5 doc, au milieu de la crise difficile qui se termina par la suppression des Parlements: le comte de Périgord lui reconnut une prudence et une mesure au-dessus de son âge. Mais ce que j'ai à cœur de bien montrer déjà et d'établir dès cette première jeunesse de M. Daru, c'est le nombre, 10 l'abondance, la solidité de ses premiers travaux, le sérieux de direction et le sens dont il y fait preuve. Il paye tribut au goût du moment, à la mode des Almanachs des Muses et des Athénées; il fait de petits vers, mais il ne s'y tient pas, et il sort bientôt du frivole. Il aime à s'appuyer sur les 15 Anciens, à les lire la plume à la main et en les traduisant: il est un peu en cela de la postérité du seizième siècle. Il se redit ce mot d'un de ses maîtres: "Les beautés nobles et mâles datent de loin." Il traduit, même après l'abbé Colin, l'Orateur de Cicéron; même après l'abbé Le Monnier, il 20 traduit Térence; il est près d'aborder Plaute; il songe à donner un Théâtre Latin complet, avec des observations, et qui eût fait pendant à ce que le Père Brumoy avait exécuté pour le Théâtre Grec. Il se joue cependant avec Catulle; il s'applique déjà à Horace; puis une bien autre ambition le 25 tente, l'épopée elle-même, l'épopée moderne avec toutes ses difficultés et ses réalités positives, ennemies du merveilleux; âgé de vingt ans, il ne voit là rien d'impossible: il compose donc son Washington ou la Liberté de l'Amérique septentrionale, et, choisissant le siége de Boston comme fait prin- 30 cipal et comme centre de l'action, il achève un poëme en douze chants dont on pourrait citer des vers honorables, et qu'il accompagne d'une préface modeste et judicieuse. Mais, pour prendre l'idée la plus agréable de ces premiers essais et travaux de Daru, tous inédits, excepté la traduction de l'Orateur publiée en 1788; pour les voir à leur point de vue comme les voyaient alors ses amis et ses maîtres, je 5 demande à citer quelques passages charmants d'une correspondance qu'entretenait avec lui un digne Oratorien, le Père Lefebvre, le même à qui M. Daru plus tard a dédié sa traduction des Satires d'Horace. Le Père Lefebvre, que M. Daru aussi fit nommer dans les derniers temps professeur 10 d'histoire à Saint-Cyr, et dont il combla de soins la vieillesse, est une de ces physionomies graves et douces des vénérables maîtres d'autrefois, qui unissaient la piété, la connaissance du monde, la modestie pour eux, l'orgueil seulement pour leurs élèves, une affection éclairée et une finesse souriante. 15 L'amitié du Père Lefebvre pour le jeune Daru avait commencé à Tournon dès l'année 1776, quand celui-ci n'avait que neuf ans; elle dura jusqu'à la fin, doucement flattée et enorgueillie dans l'élévation et la juste fortune de celui à qui il écrivait en 1788: “Votre gloire doit faire la consola20 tion de mes cheveux blancs, ne négligez rien pour la rendre solide." À cet effet, le Père Lefebvre n'épargnait pas à son ancien élève les conseils du sage et de l'homme de goût: "Voulez-vous que je vous parle franchement, mon cher Daru? lui écrivait-il de Marseille le 30 décembre 1785, vous me paraissez 25 avoir beaucoup gagné depuis un an, et vos derniers vers, ainsi que votre dernière lettre, sont d'un ton bien supérieur à tout ce qui a précédé. Dernièrement, M. Hugues et moi nous relûmes l'Épître que vous m'avez adressée: nous y trouvâmes beaucoup de délicatesse, jointe pourtant, en quelques endroits, à une certaine lâcheté de style, 30 qui, jusqu'à présent, a été votre péché originel. Encore quelques efforts pour réprimer votre malheureuse facilité, et vous vous trouverez dans le bon chemin. Le Père Chapet m'a dit que vous aviez dans la société les allures d'un homme fait, que vous ne donniez point dans le luxe, et que, si on avait quelque chose à vous reprocher, c'était 35 peut-être un peu de singularité dans les opinions. Nous autres gens d'esprit, nous ne sommes pas obligés de penser comme les autres; mais pourtant il faut de la circonspection pour découvrir la vérité à la multitude. Si vous étiez dans le cas de me faire encore de ces visites de 5 heures du soir que j'aimais tant, vous pourriez, libre au sein de l'amitié, dire sur la politique, la guerre, etc., le mot et la chose: 5 avec des gens qui ne sont point initiés et qui ne méritent pas de l'être soyons plus réservés. Un mot lâché mal à propos fait quelquefois un tort irréparable. Il faut être soi dans tous les âges, et ne point faire le vieillard à vingt ans, ni le petit maître à soixante. Actuellement, mon cher ami, je ne prêche plus, et ma santé s'en trouve bien; j'y 10 ai substitué des leçons d'histoire à nos pensionnaires : ce qui est plus analogue à mon goût, et, je l'ose dire, à mon talent. Cependant mon travail n'est pas borné à cela; je m'occupe d'une traduction, le croirez-vous? d'une traduction de la Bible. C'est le plus ancien livre du monde, dont nous n'avons jusqu'à présent que de misérables 15 versions. Si mon ouvrage paraît jamais, vous aurez sans doute envie de le lire, et je crois que cette lecture vous fera du bien. Adieu, mon cher ami, continuez de vous faire homme, et aimez-moi comme je yous aime." Cette lettre que j'ai voulu citer en entier comme échan- 20 tillon du ton général et de cette gravité tout aimable, tempérée d'aménité, je la trouve entre plusieurs autres, également spirituelles et toujours utiles. Le conseil habituel du Père Lefebvre à son jeune ami, c'est de profiter de son heureuse flexibilité qui tend à se porter sur toutes sortes de 25 genres et de sujets, mais de ne s'y point livrer trop rapidement, d'attendre avant de publier: "L'âge est le meilleur des Aristarques." Ses scrupules de traducteur, dans le travail qu'il avait entrepris sur la Bible, fatiguaient et consumaient le Père Lefebvre: "Ce métier de traducteur dont je me suis 30 occupé toute ma vie, disait-il, me paraît toujours plus difficile à mesure que j'avance, soit que l'âge me glace le sang, soit que mon goût s'épure à force d'approfondir; une page de traduction m'épuise pour huit jours." Et ailleurs: "Je suis revenu de la campagne à la ville, mais j'étais si essoufflé 35 qu'il m'a fallu un grand mois pour reprendre haleine. Vous êtes bien heureux, vous, de pouvoir entreprendre les plus grands travaux sans effroi, et les poursuivre sans fatigue. Vous êtes en petit la Sagesse éternelle qui se jouait en créant l'univers : vous l'imiterez sans doute en ne précipi5 tant rien." Il lui conseille, comme antidote à l'impatience de publier trop tôt, de jeter les yeux sur le Petit Almanach de nos Grands Hommes qui venait de paraître et qui raillait toutes ces vaines renommées d'un jour. Au nombre des projets littéraires de M. Daru (et avec lui les projets étaient 10 bientôt mis à exécution), il y avait une tragédie de Néron: "Je n'ai rien à dire contre votre plan, lui écrivait le Père Lefebvre, mais vous referez, je l'imagine, le récit de la mort d'Agrippine que vous avez volé à Suétone; c'était Tacite qu'il fallait piller: un voleur honnête ne s'adresse qu'aux 15 riches." On voit que le goût du Père Lefebvre, comme celui des Oratoriens en général, était quelque peu orné et fleuri; c'était un compromis avec le goût du siècle'. Il 1 Voici encore, avant de quitter le Père Lefebvre, quelques passages des jolies lettres qu'il adressait à M. Daru. Il lui parle d'un 20 poëte ou versificateur de sa connaissance, d'un M. Bérenger (celui des Soirées Provençales), qui ne ressemblait pas à notre célèbre chansonnier et qui se hâtait trop de produire: "Tout ce qui sort de sa plume, il le publie; ce sont des enfants morts qu'on n'a pas le temps d'ondoyer et qui ne feront jamais un article dans les Registres du Parnasse. Vous 25 n'aurez point ce malheur à craindre si, pendant quelques années encore, vous ne faites des vers que pour vos amis. Cherchez-en pourtant de sévères..." (31 décembre 1786.) 30 À ces conseils littéraires il en joignait un supérieur, et qui est de morale sociale: "Vous êtes heureux d'avoir embrassé un état qui vous donne du loisir. Malgré cela, songez que votre profession est votre premier devoir, et que vous ne pouvez courtiser Minerve qu'après avoir contenté Pallas." (6 août 1786.) Dans une lettre datée de Neuilly (septembre 1801), au moment où parut la traduction des Satires d'Horace que son ancien élève lui avait 35 dédiée: "Je croyais, mon cher ami, disait-il, m'être guéri à force de philosophie de toute espèce d'amour-propre, et voilà que vous me donnez y a plaisir pourtant à rencontrer ce coin de saine et heureuse littérature conservé à la fin du dix-huitième siècle, et qui se transmet d'un maître indulgent dans un élève vigoureux. La traduction du traité de l'Orateur de Cicéron fut le seul écrit que M. Daru livra alors à l'impression et sans 5 se nommer (1788). L'ouvrage fut fort sévèrement critiqué dans l'Année littéraire. Le critique, qui n'est autre peutêtre que Geoffroy, y décernait tout l'avantage, après une comparaison rapide, au travail de l'abbé Colin. M. Daru, dans une longue lettre motivée qu'il adressa à l'auteur de 10 l'Année littéraire, et qui, je crois, n'a pas été publiée, conteste avec politesse la prompte conclusion du critique; il insiste sur un point, c'est que, pour traduire fidèlement, il ne suffit pas de bien rendre le sens de l'original, mais qu'il faut encore s'appliquer à modeler la forme de l'ex- 15 pression: "Pour ne pas sortir de notre sujet, dit-il, un traducteur de Cicéron qui aurait un style sautillant serait-il de l'orgueil. Quelquefois, entendant parler de vous, il m'est arrivé de dire avec un air de satisfaction: "J'ai vu naître ces talents-là, et j'en conserve précieusement les premières ébauches." Il y a bien là une 20 sorte de vanité, mais je me la pardonne, comme dit Mænius (dans Horace même). Aujourd'hui il me sera impossible de résister à la tentation de tenir sur ma cheminée le volume des Satires d'Horace et de me rengorger, lorsque les survenants indiscrets, jetant un coup d'œil sur la première page, s'écrieront: Oh! oh!..." 25 En lisant le Discours de réception à l'Académie française dans lequel M. Daru louait son prédécesseur Collin d'Harleville et terminait ainsi sa louange: "C'est pour moi une douce satisfaction de sentir que je reste au-dessous de l'attente du public," le Père Lefebvre goûtait fort cette façon de penser et de s'exprimer, qui en dit beaucoup dans sa 30 délicatesse: "Ce n'est pas à vous que j'en ferai le commentaire, écrivait-il à M. Daru. Seulement je vous dirai qu'il y a tel homme dans le monde, dont je parle quelquefois à ceux qui méritent d'en entendre parler, et que j'éprouve aussi une douce satisfaction quand on me corrige en disant: Il y a plus..." (4 septembre 1806.) 35 |