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LA NOTION DES « INDIVISIBLES >

CHEZ BLAISE PASCAL'

BLAISE PASCAL naquit à Clermont en Auvergne, le 19 juin 1623, et mourut à Paris, au domicile de son beau-frère FLORIN PÉRIER, sur la paroisse de Saint-Étienne-du-Mont, le 19 août 1662, âgé de 39 ans à peine.

A l'occasion du troisième centenaire de sa naissance, les Sociétés françaises ont à l'envi célébré la gloire de leur illustre compatriote. En Belgique, moi-même, j'ai profité de la circonstance, dans la réunion de la Société Scientifique de Bruxelles tenue à Liège le 25 octobre dernier, pour présenter à mes collègues un mémoire Sur l'Oeuvre mathématique de Pascal. Il paraîtra dans les cahiers de janvier et d'avril 1924 de la Revue des Questions Scientifiques. J'y traite sommairement le présent sujet, mais il ne me semble pas inutile de le reprendre ici avec plus de détails, en y joignant, notamment, les textes justificatifs à l'appui.

ETIENNE PASCAL, père de BLAISE, président de la Cour des Aides de Clermont, était lui-même un mathématicien distingué. Il donna personnellement une forte instruction à ses trois enfants, dans leur maison paternelle, et ne leur fit jamais fréquenter les cours d'un établissements d'éducation. BLAISE devint l'un des plus grands écrivains de la langue française; mais ses soeurs, GILBERTE qui épousa FLORIN PÉRIER, et JACQUELINE, qui mourut religieuse de Port-Royal, sans égaler leur frère, ne sont pas non plus dénuées de mérite.

BLAISE PASCAL ne fut pas un professionnel de la géométrie. Suivant en cela l'exemple de son père, il la cultiva en amateur. Dans leurs éloges de PASCAL, les littérateurs ont consacré au mathématicien des panégyriques exagérés, frisant parfois le ridicule pour qui prend la peine de lire les écrits du Clermontois dans les textes ori

'Je, cite la grande édition de PASCAL, qui a paru dans la Collection « Les Grands Ecrivains de la France », en XIV volumes in 8o, sous le titre de:

Oeuvres de BLAISE PASCAL publiées suivant l'ordre chronologique avec documents complémentaires, introductions et notes. Paris, Hachette, 1908-1921. 1. I-III, par MM. LÉON BRUNSCHVICG et PIERRE BOUTROUX.

T. IV-XI, par MM. LÉON BRUNSCHVICG, PIERRE BOUTROUX et FÉLIX GAZIER.
T. XII-XIV, par M. LÉON BRUNSCHVICG.

C'est une édition critique soignée, contenant des Introductions très érudites et de nombreuses pièces inédites jusque-là. Il sera désormais difficile de se passer de cette édition pour étudier PASCAL.

ginaux. A les entendre, PASCAL éclipse ses contemporains, même FERMAT, DESCARTES et DESARGUES! Il fait oublier ses devanciers, même APOLLONIUS! Les historiens des mathématiques, tels que MICHEL CHASLES, MAXIMILIEN MARIE, PAUL TANNERY, JOSEPH BERTRAND '

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je choisis intentionnellement des Français très en vue ont au contraire parlé de l'oeuvre mathématique de PASCAL, avec justice et avec modération, tout en lui donnant les éloges qu'elle mérite. C'est au jugement des historiens qu'il faut s'en tenir.

PASCAL est un grand, un très grand géomètre. Mais, s'il a des qualités, surtout brillantes, il a aussi des défauts. C'est un esprit clair et rigoureux, doué d'un talent singulier pour s'emparer de vieilles idées, de vieilles démonstrations, les rajeunir, les rendre correctes et leur donner une forme définitive.

Bien qu'on ait répété le contraire, il n'a pas la même puissance d'intuition. LEIBNITZ, l'un de ses plus chauds et de ses plus constants admirateurs, écrivait cependant un jour à JACQUES BERNOULLI, qu'à certains moments PASCAL lui semblait avoir « un bandeau sur les yeux ». Et je n'en veux, pour moi, qu'une preuve: jamais PASCAL n'entrevit l'avenir réservé à l'algèbre de VIÈTE, ni à l'analyse de DESCARTES. Lui, qui fit de si beaux travaux d'analyse infinitésimale,

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Aperçu historique sur l'Origine et le Développement des Méthodes en Géométrie.... par M. CHASLES... Troisième édition conforme à la première. Paris, Gauthier-Villars, 1889. Voir la Table des matières au mot PASCAL.

Voyez aussi le Discours d'Introduction du Cours de Géométrie supérieure de la Faculté des Sciences de Paris, prononcé dans la séance du 22 décembre 1846. Il a été publié en tête du Traité de Géométrie supérieure, par M. CHASLES, Paris, Bachelier, 1852; notamment, II, De la Géométrie au Moyen-Age et chez les modernes, pp. LII-LXXI.

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5 Histoire des Sciences Mathématiques et Physiques, par M. MAXIMILIEN MARIE. T. IV, Paris, Gauthier-Villars, 1884, pp. 182-230.

Contient une bonne analyse des travaux de PASCAL sur la cycloïde, utile à consulter, mais à la condition expresse d'avoir le texte original sous les yeux. PASCAL, ne fait pas d'algèbre. Son analyse infinitésimale est toute géométrique et écrite sur le modèle de celle de CAVALIERI. On pourrait s'y tromper à la lecture de MARIE.

TANNERY a donné d'excellents éclaircissements relatifs à PASCAL, dans son édition des Oeuvres de Descartes, publiées en collaboration avec M. CHARLES ADAM (Paris, Cerf, 1891-1909). Il est impossible d'en donner ici le détail.

Il faut signaler, en outre, son mémoire intitulé Pascal et Lalouvère, publié dans les Mémoires de la Société des Sciences physiques et naturelles de Bordeaux, 3o sér. t. V, Paris, Gauthier-Villars, 1890, pp. 55-84, et 4o sér. t. IV, 1894, pp. 251-259. Blaise Pascal, par JOSEPH BERTRAND. Paris, Calmann-Lévy, 1891. PASCAL géomètre et physicien, pp. 283-337.

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"La lettre a été écrite en 1703. GERHARDT l'a publié dans son article Leibnitz in London. Sitzungsberichte der königlichen preussischen Akademie der Wissenschaften zu Berlin, 1893, t. I, Berlin, Reimer, pp. 159-160.

LA NOTION DES « INDIVISIBLES » CHEZ BLAISE PASCAL

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jamais non plus il n'aperçut l'importance que prendrait un jour le problème des tangentes!

D'autre part, la grande rigueur logique de PASCAL, la précision habituelle de sa pensée, la souplesse de sa plume rendent d'autant plus intéressante, chez lui, l'étude du concept qu'il se formait des indivisibles; car, contrairement à son principe de tout définir en géométrie, il a commencé par rester dans le vague et à hésiter. je me propose de montrer après quelles lectures ses idées se sont éclaircies.

PASCAL s'est servi des indivisibles à deux reprises: la première fois dans son Traité du Triangle arithmétique ; la seconde, dans la lettre qu'il écrivit à CARCAVI, après la clôture du concours de la roulette, sous le pseudonyme de DETTONVILLE », et dans les petits traités qui accompagnèrent cette lettre.

Pascal. t. IX, De l'esprit géométrique, p. 242.

8 Traité Dv Triangle Arithmetiqve, Avec Quelques Avtres Petits Traitez Svr La Mesme Matiere. Par Monsieur PASCAL. A Paris, Chez Gvillavme Desprez, ruë saint lacques, à Saint Prosper. M. DC. LXV.

L'édition originale est fort rare. La Bibliothèque Royale de Belgique en possède un exemplaire.

Cette édition a été reproduite, avec fac-similé du titre de 1665, dans Pascal, t. III, pp. 311-367, et 433-593. L'orthographe primitive y a été conservée, mais l'ordre des petits mémoires a été modifié. Il est certain, en effet, que les deux traités De numeris multiplicibus, et Potestatum numericarum summa ont été écrits avant les autres.

Pour la facilité du lecteur, je citerai l'édition que j'ai appelée Pascal, mais j'en moderniserai l'orthographe.

'Lettre De A. Dettonville A Monsievr De Carcavy, En Lvy Envoyant. Vne Methode generale pour trouuer les Centres de grauité de toutes sortes de grandeurs.

Vn Traitté du Triligne & de leurs Onglets.

Vn Traitté des Sinus du quart de Cercle.
Vn Traitté des Arcs de Cercle.

Vn Traitté des Solides circulaires.

Et enfin vn Traitté general de la Roulette.

Contenant la solution de tous les Problemes touchant La Rovlette qu'il auoit proposez publiquement au mois de luin 1658. A Paris, M.DC.LVIII. Ce titre est reproduit en fac-similé, dans Pascal, t. VIII, p. 326. A cet opuscule, il faut en ajouter deux autres qui le complètent. Lettre De A. Dettonville A Monsievr De Slvze Chanoine de la Cathédrale

de Liege, En Lvi Envoyant.

La dimension & le Centre de gravité de l'Escalier.

La Dimension & le Centre de gravité des Triangles Cylindriques.

La Dimension d'vn solide formé par le moyen d'vne Spirale autour d'vn Cone. A Paris, M.DC.LXVIII.

Titre reproduit en fac-similé, dans Pascal, t. IX, p. 138.

Lettre De A. Dettonville A Monsievr Hvgvens De Zvlichen, En Lvi Envoyant La Dimension des Lignes de toutes sortes de Roulettes, lesquelles il monstre estre esgales a des Lignes Elliptiques. A Paris, M.DC.LIX.

Titre reproduit en fac-similé dans Pascal, t. IX, p. 191.

Rappelons sommairement en quelles circonstances parurent ces

ouvrages.

Le Traité du Triangle arithmétique fut trouvé tout imprimé dans les papiers de PASCAL, peu après sa mort. Ses héritiers y mirent un titre, qui porte la date de 1665, et l'adresse d'imprimeur de GUILLAUME DESPREZ, à Paris. Mais le tout était déjà achevé dès 1654, car il est certain qu'après l'accident du pont de Neuilly 10, PASCAL ne s'en occupa plus. Ce Traité est une petite brochure de format in-4o, dans laquelle il faut distinguer trois parties assez indépendantes l'une de l'autre.

Il y a, d'abord, le Traité du Triangle arithmétique proprement dit; petit chef-d'oeuvre d'ordonnance et de perfection du détail. Il se compose de quelques définitions, de dix-neuf conséquences ou théorèmes et d'un problème. Il y a, ensuite, les Divers usages du Triangle, comme dit PASCAL, qui sont des applications des principes établis, dans le Triangle arithmétique, à des sujets divers: problème des partis, combinaisons simples, nombres figurés, coefficients du développoment du binôme, etc. Il y a, enfin, deux petits mémoires relatifs à des sujets tout différents: le premier a pour but d'établir un caractère de divisibilité des nombres par l'inspection de la somme de leurs chiffres; le second s'occupe de la sommation des puissances semblables des termes d'une progression arithmétique. Ce dernier seul nous intéresse. J'y reviendrai dans un instant.

PASCAL, ai-je dit, ne s'occupa plus de mathématiques après l'accident du Pont de Neuilly. Il y revint, cependant, pendant un temps assez court, en 1658 et au commencement de 1659. MARGUERITE PÉRIER, sa nièce, nous apprend par suite de quelles circonstances".

Son oncle, raconte-t-elle, souffrait d'une intolérable rage de dents. Pour tromper la douleur et abréger les insomnies qu'elle lui causait, il se mit à réfléchir à quelques problèmes très difficiles sur la roulette, et en trouva la solution.

Dès cette époque, il projetait la publication du grand ouvrage, qui parut après sa mort sous le titre de Pensées 12 de PASCAL. Le duc

10 Blaise Pascal, Relation anonyme de l'accident du pont du Neuilly, publié dans Pascal, t. I, p. 139.

"Blaise Pascal. Mémoire de Marguerite Périer. Publié dans Pascal, t. I, pp. 134-135.

12 Pensées De M. Pascal Svr La Religion Et Svr Quelques Avtres Svjets. Qui ont esté trouvées après sa mort parmy ses papiers. A Paris, Chez Guillaume Desprez, rue Saint lacques, à Saint Prosper. M.DC.LXX. Avec Privilege & Approbation.

de ROANNEZ, son ami, lui persuada qu'il fallait préalablement se donner de l'autorité. Rien de tel, pour cela, que de proposer en défi à tous les mathématiciens de l'Europe, les problèmes qu'il venait de résoudre. Si personne n'en venait à bout, comme c'était probable, il en donnerait lui-même la solution, dont il aurait ainsi tout l'honneur. Je n'ai pas à raconter une fois de plus l'histoire du concours tapageur de la roulette. Elle a été écrite par deux maîtres, PAUL TANNERY et JOSEPH BERTRAND 3. Qu'il me suffise de rappeler, que c'est après la clôture du concours et en exécution de sa promesse, que PASCAL écrivit la Lettre de Dettonville à Carcavi.

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Dans cette Lettre et dans les petits traités qui l'accompagnent, PASCAL emploie les indivisibles avec une correction irréprochable. Il n'en est pas encore de même, dans son traité de la Sommation des puissances semblables des termes d'une progression. La chose est curieuse à constater; mais commençons par montrer qu'il en est bien ainsi. Après avoir établi la formule générale, PASCAL l'applique à la suite des nombres naturels. Il en donne une expression que nous écririons aujourd'hui comme suit:

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Mais, ce n'est là que le but accessoire du traité; l'objet principal est de tirer de la relation précédente, la formule de quadrature due à CAVALIERI:

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<< Ceux qui sont tant soit peu au courant de la doctrine des indivisibles, dit-il, ne manqueront pas de voir quel parti on peut tirer des résultats qui précèdent pour la détermination des aires curvilignes. Ces résultats permettront de quarrer immédiatement tous les genres de paraboles et une infinité d'autres courbes.

C'est l'édition princeps, dite de Port-Royal, sous la forme qu'affectèrent les premiers exemplaires mis en vente. J'en connais un exemplaire à la Bibliothèque des Bollandistes à Bruxelles.

Peu d'ouvrages ont reçu, dans leur texte, des remaniements aussi profonds que les Pensées de PASCAL. M. LÉON BRUNSCHVICG en a fait l'histoire dans son Introduction à l'édition des Pensées publiée dans Pascal, t. XII, pp. I-XL. Voir, en outre, la Table de concordance des principales éditions, pp. CCLXV-CCCIV. 13 Dans les ouvrages cités ci-dessus.

"Pascal, t. III, pp. 364-365.

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