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sont froides. Qu'importe? Qu'est-ce donc qu'une privation de quelques jours? N'aura-t-il pas la chaleur de son lit? il se couchera plus tôt, il se lèvera plus tard. Avare de son bois, il le thésaurise, il en fait provision; et quand Ludovic 5 l'interroge à ce sujet :

"C'est pour bâtir un palais à ma maîtresse,” dit-il.

Le geôlier cligna de l'œil, comme s'il comprenait; mais il n'y comprit rien.

Pendant ce temps, Charney fend, taille, épointe ses 10 cotrets, met à part les rameaux les plus souples, conserve soigneusement l'osier flexible qui sert à lier son fagot quotidien. Puis dans son coffre à linge il découvre une toile grossière, à trame épaisse, qui en garnit le fond; il la détache, il en extrait les fils les plus forts, les plus solides. Ses 15 matériaux ainsi préparés, il se met bravement à l'ouvrage aussitôt que les lois de la geôle et la scrupuleuse exactitude du geôlier le lui permettent.

Autour de sa plante, entre les pavés de sa cour, enfonçant des rondins d'inégale grandeur, il les assure encore à 20 leur base au moyen d'un ciment composé de terre recueillie péniblement çà et là dans les interstices du pavage, de plâtre et de salpêtre, dont il fait des emprunts furtifs aux parois humides des anciens fossés de la citadelle. Les principales pièces de la charpente ainsi disposées, il y entrelace dans 25 certaines parties de légers rameaux, formant une espèce de claie capable au besoin de garantir la povera du choc d'un corps étranger ou de l'approche du chien. Ce qui l'encourage tout à fait durant ses travaux, c'est que Ludovic, qui, les lui voyant commencer, a d'abord paru incertain s'il en per30 mettrait la continuation, et, branlant la tête, faisait entendre un petit grognement sourd, de mauvais augure, aujourd'hui en a pris son parti. Parfois même, fumant doucement sa pipe à l'extrémité du préau, l'épaule appuyée contre la porte d'entrée, une jambe en travers, il contemple en souriant le 35 travailleur encore inexpérimenté, puis interrompt son plaisir de fumeur pour lui donner quelque bon conseil, que celui-ci ne sait pas toujours mettre à profit.

Néanmoins l'ouvrage avance. Afin de le compléter, Charney appauvrit, en faveur de sa plante, sa mince cou40 chette de prisonnier. C'est un nouveau sacrifice qu'il s'im

pose pour elle. Il emprunte à la paillasse de son lit de quoi fabriquer de légères nattes, et les dispose, selon la circonstance, autour de son échafaudage, soit que les rafales des Alpes menacent de s'engouffrer de ce côté, soit que le soleil à son midi lance trop directement sur le faible 5 végétal ses rayons répercutés encore par les pavés et par les murailles.

Un soir, le vent souffla avec force. Charney, déjà sous les verrous, vit de sa fenêtre la cour jonchée de brins de paille et de petits rameaux. Les paillassons et le corps de la claie 10 n'avaient pas été doués par lui d'une force de résistance suffisante. Il se promit de remédier au mal le lendemain ; mais le lendemain, quand il descendit, tout était déjà réparé. Une main plus habile que la sienne avait solidement réorganisé l'entrelacs des branchages et des nattes, et il sut 15 bien qui en remercier dans son cœur.

Ainsi, contre les périls, grâce à lui, grâce à eux, la plante s'environnait de remparts et de toitures: et lui, lui Charney, s'attachant à elle de plus en plus, il la voyait avec ravissement grandir, se développer, et lui préparer pour un avenir 20 prochain de nouvelles merveilles à admirer.

Le temps semblait la consolider; l'herbe devenait bois ; l'écorce ligneuse entourant sa tige, d'abord si fragile, lui donnait de jour en jour une garantie de durée, et son heureux possesseur se sentait saisi d'un désir curieux et impatient de la 25 voir fleurir.

Il désire donc enfin quelque chose, cet homme à la fibre usée, au cerveau de glace; cet homme si fier de son intelligence, et qui vient de tomber du haut de sa science orgueilleuse pour abîmer sa vaste pensée dans la contemplation 30 d'un brin d'herbe !

Ne vous hâtez pas trop de l'accuser de faiblesse puérile et de démence. Le célèbre quaker Jean Bertram, après avoir passé de longues heures à examiner la structure d'une violette, ne voulut plus appliquer les facultés de son esprit 35 qu'à l'étude des merveilles végétales de la nature, et prit bientôt place parmi les maîtres de la science. Si un philosophe du Malabar devint fou en cherchant à s'expliquer les phénomènes de la sensitive, par un effet contraire le comte de Charney trouva peut-être dans sa 40

plante la vraie sagesse. N'y a-t-il pas déjà découvert l'arcane qui a eu le pouvoir de dissiper son ennui et d'élargir sa prison?

"Oh! la fleur! la fleur! se disait-il; cette fleur dont la 5 beauté ne frappera que mes regards, dont les parfums seront pour moi seul, quelles formes affectera-t-elle ? quelles nuances coloreront ses pétales? Sans doute elle doit m'offrir de nouveaux problèmes à résoudre et jeter un dernier défi à ma raison! Eh bien! qu'elle vienne! que mon frêle adIo versaire se montre armé de toutes pièces, je ne renonce point à la lutte. Peut-être alors seulement pourrai-je saisir dans son ensemble ce secret que sa formation incomplète m'a permis à peine d'entrevoir. Mais fleuriras-tu? te montrerastu un jour devant moi dans tout ton éclat de beauté et de 15 parure, PICCIOLA ?”

PICCIOLA! c'est le nom qu'il lui a donné lorsque, dans le besoin d'entendre une voix humaine retentir à son oreille au milieu de ses travaux, il converse hautement avec sa compagne de captivité, en l'entourant de ses soins. Povera 20 Picciola! telle a été l'exclamation de Ludovic s'apitoyant sur la pauvre petite, qui avait failli mourir faute d'être arrosée. Charney s'en est souvenu.

"Picciola! Picciola! dois-tu fleurir bientôt ?" répétait-il en examinant chaque jour les rameaux de sa plante, pour 25 voir si la fleur s'annonçait; et ce nom de Picciola lui était doux à prononcer; il lui rappelait à la fois les deux êtres qui peuplaient son univers: sa plante et son geôlier.

Un matin, à l'heure de sa promenade habituelle, de nouveau il interrogeait Picciola feuille par feuille; tout à 30 coup ses yeux s'arrêtent fixement sur une des parties du végétal, et son cœur bat avec force. Depuis longtemps il n'a éprouvé pareille émotion. C'est qu'il vient de voir au sommet de la tige principale une excroissance inaccoutumée, verdâtre, soyeuse, de forme sphérique, imbriquée de légères 35 écailles placées les unes sur les autres, comme des ardoises au dôme arrondi d'un élégant kiosque. La fleur n'est pas

Il n'en peut douter, c'est là le bouton. loin.

VII.

L'attrapeur de mouches paraissait souvent à sa grille et prenait plaisir à suivre du regard le comte, si affairé autour de sa plante. Il l'a vu combiner et préparer son mortier, tresser ses nattes, nouer ses paillassons, édifier enfin ses palissades, et, comme lui prisonnier, prisonnier depuis plus long- 5 temps que lui, il s'est facilement uni par la pensée aux grandes préoccupations du philosophe.

À cette même fenêtre grillée, une autre figure, fraîche et souriante, vient se montrer aujourd'hui. C'est une femme... une jeune fille, à la démarche tout ensemble alerte et 10 craintive. Dans l'allure de sa tête, dans l'éclair de ses yeux, la modestie seule semble tempérer la vivacité. Son regard, plein d'âme et d'expression, s'éteignait à moitié en passant au travers de ses longs cils abaissés. Au premier abord, en la voyant, le front incliné dans l'ombre, gardant une atti- 15 tude rêveuse derrière ces sombres barreaux sur lesquels s'appuie en se repliant sa main blanche, on la prendrait pour un chaste emblème de la captivité.

Mais quand son front se relève et qu'un rayon du jour vient l'éclairer, l'harmonie et la sérénité de ses traits, sa car- 20 nation ferme et colorée, disent assez que c'est dans le mouvement et le grand air, et non sous les verrous qu'elle a vécu.

Faut-il alors l'admirer comme un de ces anges de la charité qui visitent les prisons? Non; l'amour filial jusqu'ici 25 a seul rempli son cœur: c'est dans cet amour qu'elle puise sa force, et presque sa beauté. Fille de l'Italien Girhardi, l'attrapeur de mouches, elle a quitté Turin, ses fêtes, ses belles promenades et les rives de la Dora-Riparia, pour venir se fixer dans le petit bourg de Fénestrelle, non d'abord pour y 30 voir son père, la permission ne lui en était pas accordée vivre du même air que lui, pour penser à encore, mais pour lui non loin de lui. Aujourd'hui, à force d'instances et de sollicitations, ella a obtenu de pouvoir le visiter de temps en temps, et voilà pourquoi elle est joyeuse, fraîche et belle !

Un mouvement de curiosité l'a poussée vers la fenêtre grillée qui donne sur la petite cour; un mouvement de

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pudeur l'en éloigne; elle craint d'être aperçue du prisonnier. Qu'elle se rassure; dans ce moment, Picciola et son bouton naissant s'emparent seuls de toute l'attention de Charney,

La semaine écoulée, lorsque la jeune fille revint auprès de 5 son père, elle se dirigea encore vers la petite grille; Girhardi la retint.

"Depuis trois jours le pauvre homme n'a point paru près de sa plante; il est malade!

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Malade! dit-elle d'un air étonné.

Ce matin même, j'ai vu les médecins traverser la cour, et, d'après Ludovic, ils ne sont d'accord que sur un point, c'est qu'il va mourir !

Mourir!" répéta la jeune fille. Et son œil s'agrandissait, et l'effroi, plus que la pitié peut-être, se peignait sur sa 15 figure. "Oh! que je le plains! le malheureux." Puis attachant sur son père un regard d'inquiétude et d'angoisse: "On peut donc mourir ici...ou plutôt y peut-on vivre! C'est le séjour de cette prison, c'est la pestilence qui s'exhale des anciens fossés qui ont causé sa maladie !" Et, suffoquée, elle 20 pressait le vieillard entre ses bras; car en parlant de Charney, elle ne pensait qu'à son père.

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Girhardi essaya de la consoler et lui tendit sa main; elle la couvrit de larmes.

Dans ce moment, Ludovic apportait à l'attrapeur de mouches une nouvelle capture faite pour lui: une cétoine, un beau coléoptère tout doré, qu'il lui présenta d'un air triomphant.

Girhardi sourit, le remercia, et...rendit la liberté à l'insecte. C'était le vingtième individu de la même espèce 30 que Ludovic lui offrait ainsi depuis quelques jours: après quoi il demanda au geôlier des nouvelles de Charney.

"Per mio santo padrone! je ne l'oublie pas plus que les autres, et, tant qu'il ne sera pas le pensionnaire de Dieu, il restera le mien, signore. Je viens encore à l'instant d'arroser 35 sa plante.

À quoi bon, s'il ne doit plus la voir? interrompit tristement la jeune fille.

- Perchè, damigella ?" Puis Ludovic ajouta d'un air entendu, avec son clignement d'yeux ordinaire et en agitant 40 légèrement sa main, l'index relevé: "Nos seigneurs les

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