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sauvent la vie à celui qui l'a si grièvement offensée. Le duc met son duché aux pieds de la vierge chrétienne. Le poëte ne dit pas si elle accepte, ou retourne dans son couvent.

LOUISE SW. BELLOC.

BEAUCOUP DE BRUIT POUR RIEN.

DRAME.

Le drame de Shakspeare intitulé: Beaucoup de bruit pour rien, renferme deux sujets bien distincts, deux pièces juxtàposées, qui n'ont de commun que le titre et le nom des personnages. Le premier de ces ouvrages est une comédie fort gaie et fort spirituelle, dont les deux héros (Béatrix et Bénédick) se détestent de cœur, et se font, pendant deux actes, une guerre d'épigrammes fort amusante. Leur hostilité, devenue proverbiale, semblait ne devoir finir qu'avec eux, lorsqu'un stratagème ingénieux et simple fait tout à coup succéder une affection tendre à cette aversion mutuelle. On assure séparément à chacun d'eux que son adversaire n'exprime sa haine que pour cacher l'amour, comme les gens qui chantent quand ils ont peur; on fait mieux, on le leur persuade; et ce double mensonge a pour résultat une réalité. Dès lors, tout change de face; les deux ennemis se rapprochent, les douceurs succèdent aux épigrammes, et le traité de paix est un heureux hy

men.

La seconde pièce est un drame lugubre, égayé çà et là par des scènes douces. Fille de Léonato, gouverneur de Messine, Héro aimait Claudio, jeune seigneur de Florence, et était aimée de lui. Touché de leur mutuelle tendresse, Léonato avait con

senti à unir les deux jeunes gens, et avait fixé le jour de la célébration de leur mariage. Mais un mauvais génie veillait sur eux; un personnage infernal, un de ces hommes dont Shakspeare a le secret, don Juan d'Aragon, sans autre motif qu'une haine satanique contre le bonheur d'autrui, a juré de perdre les deux fiancés. Il séduit à prix d'or l'amant de la femme de chambre; il exige que, dans l'obscurité de la nuit, ce dernier se place avec sa maîtresse au balcon de la jeune fille, et qu'il prodigue à Marguerite les sermens et les baisers. Au même instant, amené par lui sous les fenêtres, l'infortuné Claudio est témoin de cet amoureux colloque, et maudit l'innocente Héro, dont il se croit trahi!... Cependant la ville entière s'occupait du mariage brillant qui allait avoir lieu. Tout était prêt, le temple orné de guirlandes, et le prêtre à l'autel! Au moment même de la cérémonie, lorsqu'au milieu d'une foule immense, le ministre du ciel demande à Héro si elle accepte Claudio pour époux, elle répond Oui! avec l'ivresse du bonheur. Interrogé à son tour, Non! s'écrie Claudio d'une voix tonnante, en prodiguant à sa fiancée les noms d'impudique et de courtisane!... Aussitôt la cérémonie est troublée, le sacrifice interrompu. Une vive explication a lieu dans le temple; Héro se défend avec la douceur et la simplicité de l'innocence:

- « Quel homme s'entretenait la nuit dernière avec vous, >> sous votre fenêtre, entre minuit et une heure? Si vous êtes >> chaste, répondez. A cette heure-là, seigneur, je n'ai

>> parlé à aucun homme.

Ainsi, le titre de vierge n'est plus » à vous!... O Héro! quelle femme n'aurais-tu pas été, si la >> moitié de tes grâces extérieures avaient été données à ta » pensée et à ton cœur! Adieu, vile et belle. »>

La jeune fille, à ces mots, tombe évanouie.

Cette scène, un peu trop délayée dans Shakspeare, était alors complétement neuve ; et c'est une des belles conceptions de cet écrivain. La douleur du père est surtout déchirante.

« O mort! s'écrie-t-il, ne retire point ta main appesantie » sur elle. La mort est le voile le plus propre à couvrir sa >> honte!.... Quoi, tu rouvres les yeux ! Et pourquoi ses » yeux craindraient-ils la lumière? - Pourquoi? Tout, sur » la terre, ne crie-t-il pas infamie sur elle! Peut-elle nier un >> crime que révèle son sang agité? Oh! ne reviens pas à

» l'existence, Héro, referme tes yeux; car si je pouvais penser » que tu ne dusses pas bientôt mourir, si je croyais ta vie >> plus forte que le sentiment de ta honte, je me joindrais à >> tes remords pour trancher tes jours. Hélas! je m'affligeais » de n'avoir qu'un enfant. Je reprochais à la nature d'être >> trop avare pour moi. Ah! j'ai trop d'une fille !...

Et plus loin:

>> Pourquoi as-tu paru aimable à mes yeux? pourquoi, d'une >> main charitable, n'ai-je pas recueilli à ma porte et adopté >> l'enfant de quelque mendiant? si elle se fût ainsi souillée et » plongée dans l'infamie, j'aurais pu me consoler et dire : Cet >> opprobre ne vient pas de mon sang. Mais, ma fille! elle que » j'aimais, que je vantais sans cesse! ma fille, dont j'étais si >> fier que, m'oubliant moi-même, je ne m'estimais plus qu'en » elle!... elle est tombée dans un abîme de noirceur! »

Ces exclamations paternelles si vraies rendent la situation extrêmement pathétique. Elle le serait davantage encore, selon nous, si la figure d'Héro, si touchante en ce moment, avait été présentée avant cette scène, sous un point de vue propre à en préparer les effets.

A la suite de cette scène si dramatique, le moine propose à Léonato de laisser croire au trépas de sa fille, et de célébrer ses funérailles. Nous ne pouvons résister au plaisir de citer ce charmant morceau,

>> Si un bien vient à nous manquer, alors nous exagérons sa >> valeur, alors nous découvrons le mérite que la possession ne >> nous montrait pas. C'est ce qui arrivera à Claudio. Quand il >> apprendra qu'elle est morte par l'effet de ses paroles, l'image >> d'Héro vivante se glissera doucement dans les rêveries de >> son imagination, et chaque trait de sa beauté reviendra s'of» frir à son âme, plus gracieux, plus touchant, plus animé que » lorsqu'elle vivait. Alors, il pleurera; si jamais l'amour se fit >> sentir à son cœur, il souhaitera de ne l'avoir pas accusée; oui, >> il le souhaitera, crût-il même à la vérité de son accusation! >> Laissons ce moment arriver, et ne doutons pas que le succès >> ne reçoive des événements une forme plus heureuse. Mais, >> quand même toute ma prévoyance serait trompée, du moins >> le trépas de votre fille assoupira la rumeur de son infamie;

» et vous pourrez (remède le plus convenable à sa réputation » blessée) la tenir toute sa vie dans un monastère, loin des re» gards, loin des langues malignes, des reproches et du sou>> venir des hommes. >>

Cette allocution touchante, où Shakspeare s'est montré un si admirable observateur du cœur humain, n'est ici que le brillant programme des scènes qui doivent terminer l'ouvrage.

Le complot de don Juan contre la jeune fille avait été entendu par des constables en tournée; Léonato apprend la vérité par eux. Informé des aveux de Barochio, il accourt avec un transport d'indignation, en disant :

« Quel est le misérable?..... Faites-moi voir ses yeux, afin » que, quand il m'arrivera de rencontrer un homme qui lui >> ressemble, je puisse l'éviter. Lequel est-ce d'entre eux? »

Il éclaire à son tour Claudio, et lui propose, comme réparation d'épouser sa nièce. Après que Léonato a tout réglé pour le mariage de Claudio avec sa prétendue nièce, Claudio dit en lui-même en se séparant de Léonato :

« Cette nuit j'irai pleurer sur la tombe de Héro. »

Claudio accepte, et l'on amène au dénouement une femme voilée., Le masque tombe, c'est Héro.

Cette scène, dont la conception est si dramatique, produirait beaucoup plus d'effet, si elle n'était inutilement allongée par le retour de Bénédick et de ses amours, et surtout si les événements n'étaient pas prévus. Aujourd'hui que l'art est per fectionné, le plus médiocre écrivain y suppléerait. Shakspeare ne l'a point fait; le génie ne peut tout deviner.

CASIMIR BONJOUR.

Les deux constables Dogberry et Verges, avec leur suffisance, leur grave niaiserie et leurs lourdes bévues, sont des modèles d'originalité. Il y a dans cette pièce un heureux mélange de sérieux et de gaieté, qui en fait un des drames les plus riches de Shakspeare: c'est encore un de ceux que l'on revoit avec le plus de plaisir au théâtre de Londres. Bénédick était un des rôles favoris de Garrick, dans lequel il déployait toute la souplesse de son talent.

Le portrait de Béatrix, que nous donnons ici, est du savant et élégant auteur des Voyages en Orient, M. Poujoulat.

Voici une des plus piquantes créations de Shakspeare. Ce front où l'intelligence rayonne, ces yeux d'où s'échappe la malice, cette bouche si gracieusement armée de froids dédains, cette charmante et redoutable femme, c'est Béatrix, la nièce de Léonato, gouverneur de Messine. Elle est vive, impertinente et belle. Malheur à qui tombe sous le tranchant de sa parole! L'esprit de Béatrix est comme le carquois de l'Apollon d'Homère, dont les flèches sont inévitables. Béatrix ne vint point au monde dans une heure joyeuse, car sa mère souffrait et pleurait; mais une étoile dansait alors sans doute, et la gaie et malicieuse fille naquit sous ses rayons. Elle ne connaît point l'ennui, et jamais la crainte de l'avenir n'est entrée dans son âme. Lorsque parfois il lui est arrivé de rêver le malheur, elle s'est réveillée au bruit de ses éclats de rire. Elle a pris le mariage en horreur; chaque matin et chaque soir elle prie Dieu d'éloigner d'elle les maris, jusqu'à ce que la Providence en fasse d'une autre pâte que la terre; elle s'indigne que la femme soit régentée par une boue insolente, et qu'elle soit obligée de rendre compte de sa vie à une motte de marne bourrue; les fils d'Adam sont ses frères, dit-elle, et sincèrement elle tient pour péché de se marier dans sa famille. Quand on l'accuse de voir les choses du plus mauvais côté, elle répond qu'elle a d'assez bons yeux pour distinguer un clocher en plein midi. Aucun homme, quel qu'il soit, n'obtiendra grâce devant elle. S'il a un charmant visage, elle vous jure que ce mignon mériterait d'être sa sœur; s'il est brun, c'est la nature qui, voulant dessiner un bouffon, n'a fait qu'une tache noire; s'il est grand, elle le compare à une lance mal terminée; s'il est petit, à une agathe grossièrement taillée. L'homme qui aime à parler est à ses yeux une girouette qui tourne à tous les vents; l'homme taciturne, un stupide que rien ne peut émouvoir.

Vous croyez qu'une femme aussi étrangement organisée, douée d'une supériorité aussi originale, rejettera toujours bien loin ces liens auxquels se soumet le reste du monde! et vous mettriez au rang des folles entreprises celle qui aurait pour but de faire plier ce front superbe! Eh bien! l'entreprise sera tentée, et l'homme mis en avant sera précisément celui que

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