2-23 Rom, lang, 1-22-25 AVANT-PROPOS On ne saurait offrir au public un nouveau livre sur Olivier Goldsmith sans quelques mots d'explication. Il y a peu d'écrivains auxquels on ait consacré autant de biographies, et plusieurs d'entre elles ont beaucoup de mérite. Les nombreuses éditions de ses œuvres fourniraient, d'ailleurs, la matière d'une bibliographie énorme. Goldsmith est un auteur des plus aimés et des plus connus le Ministre de Wakefield lui a valu une renommée mondiale. Et pourtant, on n'a point parfaitement compris son génie ni son œuvre, car il est possible de les montrer sous un jour nouveau. On ne s'est jamais avisé d'étudier la question des sources françaises de Goldsmith. C'est le but du présent travail. Un examen même sommaire de ses écrits révèle une intime familiarité avec la littérature d'outre-Manche. Il est facile d'y relever une foule d'allusions, parfois des passages ou des essais entiers, qui se rapportent à la France. Mais la dette de Goldsmith est infiniment plus considérable. J'aurais aimé à intituler ce livre: Goldsmith et Marivaux, tant ces deux auteurs ont d'affinités. Mais Marivaux n'est pas le seul littérateur français qui ait influé sur Goldsmith, il s'en faut. Montesquieu et Voltaire, D'Argens et Buffon, il a mis tous ces auteurs à contribution. Seulement, à quelques considérations près, il semble que Marivaux soit le seul qu'il ait vraiment senti et dont il se soit pleinement pénétré. Les nombreux rapprochements entre les essais et les journaux de ces deux moralistes, ainsi qu'entre le Legs et le Brave Homme, apparaissent dans ces pages pour la première fois. Il est des esprits qui sentent, à un haut degré, le charme d'un art étranger et d'une civilisation étrangère. L'isolement qui les restreint au seul commerce de leurs compatriotes est pour eux le desséchement de l'individualité. Ce sont des êtres qui, loin de souffrir d'un changement de pays, s'épanouissent surtout dans une atmosphère nouvelle ils sont portés spontanément vers le cosmopolitisme (1). Tel était Goldsmith. Né en Irlande, il habita en Ecosse et en Hollande, voyagea en France, s'établit enfin à Londres, et ne rentra jamais chez lui. Il le regrettait; mais son génie ne semble pas en avoir souffert. Le prestige de l'art français, prédominant au siècle de Louis XIV, n'a évidemment pas cessé, même vers 1760, de séduire les esprits en Angleterre. La critique nous a habitués à croire que les dettes contractées par l'Angleterre envers la France pendant la seconde moitié du dix-septième siècle, furent payées avec intérêt dans la première partie du dix-huitième. Mais voici qu'un grand homme de lettres britannique emprunte largement à ses confrères français et n'hésite pas à en piller deux ou trois avec une effronterie que pallient seules les circonstances dans lesquelles il compose. Peut-être cette influence explique-t-elle dans une certaine mesure ses théories littéraires et même le caractère général de ses écrits. Goldsmith aime l'ordre, la lucidité, la raison (2), qualités plus françaises que britanniques; il est orthodoxe en religion et en littérature. Qui lit Goldsmith est frappé moins par la nouveauté et l'invention que par l'humour et la vérité de sa peinture. Son imagination sait créer des personnages vivants, mais n'excelle pas à inventer des intrigues. Goldsmith n'est point un grand novateur. Il s'intéresse à l'homme plutôt qu'à la nature: donc, chez lui, pas de paysages à la Rousseau, et aucun mal du siècle ». Pour être sensible, il n'est nullement romanesque, et il se méfie particulièrement de la sensiblerie. C'est l'un de nos meilleurs humoristes, qui remporte son plus beau succès au théâtre avec une comédie de mœurs: Son attitude envers deux grands littérateurs contemporains jelle une vive lumière sur l'état d'esprit conservateur qui (1) En 1759, Goldsmith écrivait à son frère : « Whence this romantic turn that all our family are possessed with? Whence this love for every place and every country but that in which we reside? for every occupation but our own ?....» (Lettre à Henry Goldsmith. - OEuvres, tome 1, p. 448). (2) C'est-à-dire l'écrivain, non pas l'homme. AVANT-PROPOS est le sien. Pour Voltaire il a gardé une sincère admiration, mais quelques phrases écrites sur Rousseau (1) montrent que Goldsmith a conçu une assez piètre opinion de lui. Cette étude a pour but d'établir que l'esprit français a non seulement imprégné une grande partie de l'œuvre de Goldsmith, mais encore a été pour quelque chose dans la formation même de son génie. Dans la première partie de ce travail, j'essaie de déterminer l'influence française sur l'esprit de notre auteur telle qu'elle s'est manifestée pendant sa jeunesse, et de montrer en outre tous les rapports qu'il a eus avec la France. La seconde partie traite de ses remarques critiques sur les écrivains d'outre-Manche. Dans la troisième partie, j'étudie en détail les sources françaises de ses diverses œuvres. La quatrième partie est consacrée à un essai d'interprétation : j'y veux montrer les procédés dont Goldsmith se sert, la façon dont il fait des emprunts, et en même temps indiquer les effets certains ou vraisemblables produits par les influences dont il est question sur son intelligence et sur son credo littéraire. Au cours de mes études et de mes recherches, j'ai contracté bien des obligations qu'il m'est doux de reconnaître, et je tiens à remercier tous ceux qui ont bien voulu faciliter ma tâche. Mon maître, M. O.-H. Prior, professeur à l'Université de Cambridge, m'a toujours encouragé dans la voie que j'ai prise, en m'aidant de son expérience et de ses connaissances: je saisis cette occasion de lui marquer ma vive gratitude, ainsi qu'à M. A.-T. Baker, professeur à l'Université de Sheffield. qui m'a suggéré le sujet des sources françaises de Goldsmith et m'a fourni à maintes reprises des éclaircissements dans mon travail. A M. Paul Hazard, maître de conférences à la Sorbonne, je dois une reconnaissance particulière : il a dirigé mes recherches dans les bibliothèques de Paris et m'a donné constamment d'obligeants conseils et de précieuses indications. M. Louis Cazamian, professeur à la Sorbonne, m'a également rendu tous les bons offices en son pouvoir c'est à ses profondes connaissances de la littérature anglaise, que je dois une meilleure compréhension de l'œuvre de Goldsmith et de ses rapports avec les écrivains de France. J'ai de grandes obliga (1) Voir An Enquiry into the present state of Polite Learning in Europe, ch. VII (1759, OEuvres, t. III, p. 494). tions à M. R.-S. Crane, professeur à la Northwestern University of Illinois; à M. Gustave Cohen, professeur à l'Université de Strasbourg; à M. K.-J. Riemens; à M. Henri Masson; au révérend Patrick Boyle, supérieur du Collège Irlandais à Paris; à MM. Bourgin et Martin-Chabot des Archives Nationales; à M. Lucien Hahn, bibliothécaire de la Faculté de Médecine de Paris; et à MM. les bibliothécaires du British Museum, de la Bibliothèque Nationale, de la Bibliothèque de lu Sorbonne et de la Bibliothèque de l'Université de Cambridge (1). (1) Les nombreuses citations que j'ai traduites en français sont faites d'après The Works of Oliver Goldsmith, edited by J.W.M. Gibbs. London, George Bell and Sons, 5 vol. in-8 (Bohn's Standard Library). Tous les renvois se rapportent également à cette excellente édition classique, sauf dans les cas où j'ai donné une indication spéciale. Ainsi, I, 290 », sans autres indications, signifie Œuvres, tome I, p. 290 ». |