Page images
PDF
EPUB

Traiter les beaux théorèmes de Fermat de simples gasconnades, parce qu'ils n'auraient pas la généralité voulue et seraient sans application! Voilà certes un propos bien déplacé, bien hardi, même dans la bouche de Descartes. Mais la modestie ne fut jamais son fort. Une fois de plus il le prouve. N'insistons pas et passons.

Nommé en 1646 professeur à l'Université de Leyde, François van Schooten mourut dans cette ville, le 29 mai 1660. Son frère Pierre hérita de sa chaire et de ses manuscrits scientifiques. Plus tard, nous trouvons les écrits des deux van Schooten entre les mains de Jean Bart della Faille, professeur de mathématiques, d'abord à La Haye, puis à Groningue, où il mourut en 1823. De son vivant, Bart della Faille donna les manuscrits des van Schooten, au nombre de quinze, à la Bibliothèque de l'Université, où ils sont restés depuis lors.

Pour invraisemblable que la chose puisse être au premier abord, il est néanmoins assez facile d'expliquer comment un document aussi précieux que le recueil de Groningue ait pu échapper aux éditeurs des Euvres de Fermat. Il est, nous l'avons dit, de la main même de François van Schooten. De là une erreur d'inventaire dans le Catalogue de la Bibliothèque de l'Université qui attribue sans autre indication le manuscrit aux deux frères François et Pierre. Rien ne pouvait faire soupçonner qu'il renfermait des pièces intéressant Fermat.

Le manuscrit découvert par M. de Waard à Florence est aussi important que celui de Groningue. Sa valeur provient de ce qu'il a été fait, suivant toute vraisemblance, sous les yeux de Carcavi et qu'il est apostillé par lui; mais son histoire est un peu incertaine. Coté aujourd'hui Ms. Galileiani. Discipoli, tom. CIII, il se trouve parmi les papiers de Viviani à la Bibliothèque Nationale de Florence. En conclure que la pièce a été envoyée directement de Paris au fidèle disciple et compagnon de la vieillesse de Galilée serait aller trop vite en besogne, car le classement actuel ne date que du milieu du XIXe siècle.

La question de l'origine de ce manuscrit demande donc à être examinée de plus près. Ce n'est pas un autographe, mais une copie d'une écriture française. Une autre main,

française aussi, l'a apostillée après coup. En comparant les apostilles avec des autographes de Carcavi, on est aussitôt enclin à conclure que ces additions lui sont dues. Tout vient d'ailleurs confirmer cette hypothèse; mais pour s'en rendre compte, il faut faire connaître un des aspects des habitudes de travail de Fermat.

Le Géomètre de Toulouse avait une puissance prodigieuse de réflexion, et se décidait difficilement à rédiger une démonstration. Jamais il n'en fit imprimer une seule, et les Varia Opera Domini de Fermat sont, on le sait, une œuvre posthume publiée, en 1679, par son fils Samuel (1). Du vivant de l'auteur, ne parurent que les Propositions à Lalouvière, que le jésuite publia à la suite de son traité de la Cycloïde (2); encore crut-il devoir taire le nom de son correspondant. Il faut y ajouter quelques lettres, qui font partie du Commercium epistolicum de Wallis (3).

Cependant, cédant aux instances de ses amis, Fermat s'était décidé à livrer au public ses principaux écrits. Mais, accablé par les devoirs de sa charge de magistrat, il chercha un collaborateur qui mettrait ses notes en ordre et les publierait.

D'abord il fit appel à Jean de Beaugrand. Pour des raisons que nous raconterons plus loin, ce projet n'aboutit pas. Beaugrand étant mort vers la fin de l'année 1640, Fermat

(1) En voici le titre complet: Varia Opera Mathematica D. Petri de Fermat, Senatoris Tolosani. Accesserunt selectae quaedam ejusdem Epistolae, vel ad ipsum à plerisque doctissimis viris Gallicè, Latinè, vel Italice, de rebus ad Mathematicas disciplinas, aut Physicam pertinentibus scriptae. Tolosae, Apud Joannem Pech,... M.DC.LXXIX. Cette première édition est devenue rare. J'en connais un exemplaire à la Bibliothèque de l'Université de Gand.

(2) Ouvrage rarissime dont les éditeurs de Fermat donnent le titre comme suit: De Cycloïde Galilaei et Torricellii Propositiones viginti Autore Antonio Lalouera Societatis Jesu. Imprimé à Toulouse, en 1658 (T. II, p. 413).

(3) La première édition est d'Oxford, 1658. Je ne la connais pas. Le Commercium a été réédité dans les Joannis Wallisii S. T. D. Geometriae Professoris Savilliani in celeberrima Academia Oxoniensi Opera Mathematica. T. II, Oxoniae, in theatro Scheldoniano, 1693; pp. 757-860. Paul Tannery a traduit le Commercium en entier au t. III de Fermat, pp. 399-610.

s'adressa à Carcavi et en fit le dépositaire de ses manuscrits. En 1654, il songea à lui adjoindre le jeune Blaise Pascal, avec lequel il venait d'entrer en relation épistolaire. A cette occasion, il écrivit à Carcavi une lettre qui nous a été conservée. Je la reproduis intégralement, car elle montre on ne peut mieux comment Fermat comprenait la publication de ses Œuvres (1).

«< MONSIEUR,

» J'ai été ravi d'avoir eu des sentiments conformes à ceux de M. Pascal, car j'estime infiniment son génie et je le crois très capable de venir à bout de tout ce qu'il entreprendra. L'amitié qu'il m'offre m'est si chère et si considérable que je crois ne devoir point faire difficulté d'en faire quelque usage en l'impression de mes Traités.

>> Si cela ne vous choquoit point — Carcavi était jusque là chargé seul d'éditer Fermat vous pourriez tous deux procurer cette impression, de laquelle je consens que vous soyez les maîtres; vous pourriez éclaircir ou augmenter ce qui semble trop concis et me décharger d'un soin que mes occupations m'empêchent de prendre. Je désire même que cet Ouvrage paroisse sans mon nom, vous remettant, à cela près, le choix de toutes les désignations qui pourront marquer le nom de l'auteur, que vous qualifierez votre ami.

» Voici le biais que j'ai imaginé pour la seconde Partie, qui contiendra mes inventions pour les nombres. C'est un travail qui n'est encore qu'une idée, et que je n'aurois pas le lcisir de coucher au long sur le papier; mais j'enverrai succinctement à M. Pascal tous mes principes et mes premières démonstrations, de quoi je vous réponds à l'avance qu'il tirera des choses non seulement nouvelles et jusqu'ici inconnues, mais encore surprenantes.

» Si vous joignez votre travail avec le sien, tout pourra succéder et s'achever en peu de temps, et cependant on pourra mettre au jour la première Partie que vous avez en votre pouvoir.

>> Si M. Pascal goûte mon ouverture, qui est principalement

(1) Fermat, t. II, pp. 299-300.

fondée sur la grande estime que je fais de son génie, de son savoir et de son esprit, je commencerai d'abord à vous faire part de mes inventions numériques. Adieu.

>> Je suis, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.

» A Toulouse, ce 9 août 1654. »

FERMAT.

Pascal déclina l'offre, et Carcavi resta, comme auparavant, chargé seul de réunir et de classer les papiers de Fermat. Il les retouchait beaucoup moins qu'on ne pourrait le croire à la lecture de la lettre précédente. Mais, il faisait le départ entre les pièces qu'il convenait de publier et celles qui d'après lui ne méritaient pas l'impression. Pour autant qu'on en peut juger, il se conformait, dans ce choix, aux indications et aux désirs de Fermat.

Maintenant que nous connaissons la place que tient Carcavi dans la vie scientifique de notre grand géomètre, revenons au manuscrit de Florence. Son origine prouve sa valeur documentaire. Je n'ai plus à y insister. Reste à deviner, si possible, comment il parvient en Italie.

Ce fut probablement par Mersenne. Le Minime fit, en 1644, un grand voyage dans la Péninsule, et l'on sait par les correspondances du temps, qu'il était porteur de plusieurs copies des travaux de Fermat. Selon toute probabilité, le manuscrit de Florence se trouvait parmi elles. Dès lors, rien de plus naturel que de le voir aujourd'hui dans la vaste collection de manuscrits des disciples de Galilée.

Voici, en effet, d'après M. de Waard, un précis sommaire des pérégrinations de Mersenne. Parti de France vers la fin d'octobre, il rencontra Cavalieri à Bologne. De là, il se rendit à Florence visiter Torricelli. Puis il alla à Rome, où il arriva aux environs de la fête de Noël. Il y vit du Verdus, ancien élève de Roberval, Michel Ange Ricci, Raphaël Magiotti, Antonio Nardi, beaucoup d'autres encore.

Auquel de ces savants donna-t-il le manuscrit FermatCarcavi? Encore une fois, aucun indice positif ne permet de citer un nom propre. Mais, peu importe. Tous ces géomètres se voyaient, s'écrivaient, se communiquaient les nouveautés scientifiques qui faisaient l'objet des conversations du jour.

Beaucoup de leurs manuscrits importants se trouvent aujourd'hui à la Bibliothèque nationale de Florence, dans la collection des Disciples de Galilée. On y garde notamment les papiers de Torricelli, dont on sait que Viviani hérita. La présence dans le dépôt italien d'une copie de Fermat annotée par Carcavi, est donc chose qui s'explique parfaitement. C'est ce que M. de Waard a très bien montré.

II

Toutes les pièces nouvelles du volume Supplémentaire de M. de Waard ne sont pas puisées dans les manuscrits de Groningue et de Florence; mais, avant d'en parler, il convient de dire au préalable un mot des notes et documents qui proviennent de cette première source.

Voyons d'abord les simples notes, ou mieux, les corrections que ces manuscrits permettent d'apporter au texte existant. La première édition des Varia Opera Domini de Fermat, publiée à Toulouse, par son fils Samuel, était, on le sait, très défectueuse. Dès son apparition les géomètres les plus en vue s'en plaignirent. Huygens, pour ne citer que lui, parlant d'une question traitée par Fermat dans son De aequationum localium transmutatione (1), s'en exprimait en ces termes à Leibniz, par une lettre du I septembre 1691 (2):

« J'ay recherché la dessus (sur ce problème) ce que je me souvenois d'avoir vu dans les œuvres posthumes de Mr. Fermat. Mais ce Traité est imprimé avec tant de fautes, et de plus si obscur, et avec des démonstrations suspectes d'erreur, que je n'en ay pas seu profiter. »

Une édition si fautive qu'un géomètre avisé comme Huygens n'ait pas su en profiter; des incorrections typographiques embarrassant un pareil maître au point de lui faire « suspecter d'erreur » les démonstrations de Fermat, c'est tout dire ! Paul Tannery et M. Charles Henry, les nouveaux éditeurs de Fermat, ont eu fort à faire pour corriger ces négligences. On sait, cependant, avec quel bonheur ils y ont réussi. N'importe, en plusieurs circonstances les manuscrits de

(1) Fermat, t. I, pp. 255-285.

(2) Ibid., t. IV, p. 137.

« PreviousContinue »