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Trêve donc à ces préambules, qui étaient pourtant nécessaires tant pour me permettre d'employer le mot d'« intégrale» sans crainte d'être mal compris, que pour pouvoir supposer sans nouvelles explications que l'intégrale qui nous occupe est écrite sous la forme moderne.

Venons au fait de sa découverte.

Elle n'a pas été trouvée d'un coup dans toute l'étendue de son expression algébrique. Or, à l'occasion des étapes qui marquent ses généralisations successives, il faut noter des coïncidences que je serais presque tenté de qualifier de lois, tant elles sont fréquentes dans l'histoire des mathématiques : Quand la science est parvenue à un certain degré, elle se développe naturellement dans un sens déterminé, et les mêmes idées neuves germent dans la pensée de plusieurs savants à la fois.

Les droits des inventeurs à l'honneur d'une certaine priorité restent cependant entiers, quand on peut établir celle-ci. Mais il y a toujours lieu de ne pas confondre la priorité et le plagiat. Il faut surtout éviter le défaut dans lequel est tombé plus d'un historien des mathématiques en concluant trop facilement de l'une à l'autre. M. Bortolotti a su se tenir en garde.

Plusieurs géomètres trouvèrent donc spontanément l'intégrale, mais, au point de vue de la priorité, les faits se succèdent comme suit :

Archimède s'en sert pour les deux premières valeurs entières et positives de m. Après lui, Cavalieri démontre qu'elle est encore valable pour m 3 et m 4. Par une divination audacieuse il affirme en outre qu'elle reste vraie pour toutes les valeurs entières et positives de m; mais il reconnaît loyalement que la démonstration de ce théorème général qu'il donna plus tard dans ses Exercitationes mathematicae sex (1), n'est pas de lui, et qu'il l'emprunte à Beaugrand.

Fermat étend ensuite la formule à toutes les valeurs fractionnaires, mais rationnelles et positives de m. Enfin,

(1) Voir sur ce sujet mon mémoire Un chapitre de l'œuvre de Cavalieri. MATHESIS. T. XXXVI, Bruxelles, Stevens, 1922, pp. 365-373 et 446-456.

Torricelli montre qu'elle se vérifie aussi pour ces mêmes valeurs quand m est négatif ; à l'exception toutefois de

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Ceci revient à dire que Cavalieri complété par Fermat a carré le premier toutes les paraboles d'un degré supérieur au second; et que Torricelli a donné de même le premier la quadrature de toutes les hyperboles, à l'exception de l'hyperbole des Grecs, je veux dire, celle qu'un plan détermine sur la surface du cône circulaire dont il rencontre les deux nappes. Grégoire de Saint-Vincent carra le premier cette dernière. Je viens de le rappeler en rendant compte de l'article de M. Artom sur l'histoire de la quadrature des coniques.

Passons à la diffusion de la formule, ou, pour être plus précis, aux communications que les inventeurs firent de leurs découvertes.

L'une de ces communications offre un intérêt particulier. Comme M. Bortolotti le dit fort bien, dès 1646, Torricelli fit connaître à Mersenne la quadrature des hyperboles, et, fidèle à ses habitudes, le Minime se hâta de mander la nouvelle aux mathématiciens de France, notamment à Fermat.

Mais, comment expliquer alors ce passage d'une lettre envoyée le 20 avril 1657, par le Toulousain, à Digby (1):

« Bien que la quadrature, tant des paraboles que des hyperboles infinies, ait été faite par moi depuis de fort longues années et que j'en aie entretenu autrefois l'illustre Torricelli... » ?

Faut-il y voir une tentative de plagiat d'apparence du moins assez malhonnête ?

Non, répond sans hésiter M. Bortolotti, et on drit l'en féliciter; car il a su résister à une tentation déguisée sous un faux air de patriotisme: celle d'abaisser Fermat, pour

(1) Euvres de Fermat publiées par les soins de MM. Paul Tannery et Charles Henry, sous les auspices du Ministère de l'Instruction publique. T. II, Correspondance, Paris, Gauthier-Villars, 1894; PP. 337-338.

Les éditeurs des Euvres de Fermat remarquent en note que cette lettre, la seule probablement que le Toulousain écrivit à Torricelli, est perdue Elle datait vraisemblablement de la fin de 1646

rehausser d'autant Torricelli, qui n'en a d'ailleurs nul besoin. En cela, le Professeur de l'Université de Bologne s'est montré historien impartial, soucieux seulement de la vérité. A mon sens, il a vu clair. Car, s'il est permis de parler ici de soi et de faire remarquer que n'étant ni français, ni italien,je n'ai en l'occurrence aucune susceptibilité d'amourpropre national à ménager; qu'il m'est donc bien indifférent que la formule soit italienne ou française ; qu'au surplus, je professe une même admiration pour Torricelli et pour Fermat, je dirai que c'est précisément la réponse que j'eusse faite moi-même à la question.

Dans le passage incriminé il faut voir une absence de mémoire du grand Géomètre, ou tout au plus une distraction ou une négligence d'autant plus excusable qu'il la commet dans l'abandon d'une lettre privée.

Pour bien juger Fermat, remettons-le dans son milieu; n'oublions pas non plus ses habitudes de travail.

Ce n'est pas un professeur d'université dont les mathématiques absorbent l'attention et font l'objet de la préoccupation principale. Bien au contraire, c'est un magistrat fort tenu par les devoirs de sa charge; à ce point féru du prestige de la robe, qu'il croirait déroger aux yeux de ses collègues du Parlement de Toulouse s'il s'oubliait jusqu'à publier lui-même ses découvertes en mathématiques. On sait que de son vivant, il n'en fit jamais imprimer personnellement une ligne. Magistrat, il se distrait par les mathématiques, comme à l'occasion ses confrères se reposent et se distraient, peut-être, par une partie d'échecs. La géométrie l'amuse et même beaucoup, tout en restant à ses yeux occupation très accessoire, sans importance réelle. A qui en douterait, je rappellerais l'indifférence, voire l'insouciance, avec laquelle il communiquait de beaux théorèmes à deux Jésuites de ses amis, les PP. Jacques de Billy et Antoine Lalouvère, pour leur en abandonner tout l'honneur de l'invention.

De plus, Fermat travaillait de tête. La plume lui pesait et il ne la prenait qu'à la dernière extrémité. Sa mémoire des propriétés des nombres était grande. Aussi, conserver par écrit le souvenir du théorème que lui avait communiqué Mer

senne n'eût guère été conforme à ce que nous savons de ses habitudes.

Si l'on veut bien tenir compte, enfin, que la lettre à Digby est de onze ans postérieure à cette communication; qu'écrite dans l'intimité à un ami, elle n'était pas destinée à être publiée ; que le problème de Torricelli était de l'ordre de ceux que le Toulousain se plaisait à méditer pendant ses heures de loisir ; qu'en ayant imaginé et résolu beaucoup d'autres analogues tout aussi difficiles, il pouvait aisément avoir oublié qu'il n'avait pas trouvé celui-ci le premier; on comprendra sans peine, je le répète, qu'il ait pu écrire à Digby, soit avec un défaut de mémoire, soit même avec une certaine négligence relative à un détail qu'il pouvait croire sans conséquence dans les circonstances où il en parlait à son correspondant.

Le mémoire « De infinitis hyperbolis» de Torricelli, par E. Bortolotti (1). — Cet article divisé en quatre parties fait suite, nous apprend l'auteur, à celui que je viens d'analyser. Il est vrai, mais les réflexions que ce travail complémentaire suggère sont d'un genre bien différent. Elles portent avant tout sur l'édition récente des Opere di Evangelista Torricelli, par MM. Loria et Vassura; ou, pour mieux préciser, sur les deux volumes du tome I, qui firent plus spécialement l'objet des soins de M. Loria.

On a dit beaucoup de mal de cette édition, et M. Bortolotti notamment ne s'en est pas fait faute. Je suis loin de prétendre qu'elle soit un chef-d'œuvre. N'importe, malgré ses incontestables défauts, on ne saurait être trop reconnaissant aux éditeurs qui nous l'ont néanmoins donnée telle quelle. Sans rappeler, qu'en dehors de l'Italie, elle nous a révélé Torricelli, que la rareté des anciennes éditions de ses œuvres nous obligeait jusque là d'admirer de confiance, je crains qu'exiger le mieux eût été une fois de plus se montrer l'ennemi du bien. A vouloir faire trop bien, on s'exposait à persister à ne rien faire du tout.

(1) E Bortolotti, La memoria « De infinitis hyperbolis» di Torricelli. ARCHIVIO DI STORIA DELLA SCIENZA, T VI. Roma, Casa editrice Leonardo da Vinci, 1925 ; pp. 49-58 et 139-152.

Torricelli mourant avait exprimé le désir de voir publier ses manuscrits inédits. Dès le premier moment ses amis y songèrent. Mais pourquoi ce souhait subit-il un retard de plusieurs siècles, avant de se réaliser ? Pourquoi fallut-il attendre l'édition de M. Loria? On se plaisait à en accuser l'indifférence des compatriotes de l'immortel ami de Galilée. La cause en était bien plus sérieuse : elle provenait avant tout de l'extrême désordre qui régnait dans les manuscrits qu'il s'agissait d'imprimer.

Je qualifierai volontiers l'édition de M. Loria d'édition d'essai. Elle rend possible une édition critique définitive, à laquelle il ne faudrait guère songer, si cette première tentative n'avait pas été faite. Au point de vue d'une édition meilleure, l'édition Loria rend un double service. D'abord elle prouve aux Italiens que Torricelli gagnerait beaucoup à être mieux connu. Puisse-t-elle donc une bonne fois les secouer, et les décider à faire l'effort nécessaire pour nous donner l'édition savante que l'Étranger leur demande! Or, je viens de le dire, et voilà le deuxième service qu'on peut attendre de l'édition Loria, il serait difficile d'y réussir si on n'avait pas cette imparfaite, mais précieuse édition.

Une édition critique de Torricelli semble devoir présenter, en effet, des difficultés peu ordinaires. Pour faire une bonne besogne, il faudra la soumettre à des travaux d'approche destinés à subir préalablement le feu de la discussion. M. Bortolotti nous apprend que les manuscrits de Torricelli sont plutôt encore à l'état de brouillons que de mémoires achevés. L'édition Loria le faisait pressentir, car bien que le fond de certains mémoires soit rédigé en latin, les diverses parties en sont parfois reliées entre elles par des phrases en italien. Ces brouillons se composent tantôt de minces cahiers détachés, tantôt de simples feuilles volantes, le tout non classé. Il faut donc commencer par en retrouver, si possible, l'ordre naturel. En d'autres termes, il faut y effectuer une pénible reconstitution des mémoires; dur et long labeur jusqu'ici insoupçonné, dont la nécessité fut, à n'en pas douter, la cause principale de tous les retards apportés à la réalisation du vœu de Torricelli.

Pour activer le classement des pièces en suscitant des collaborateurs, une description détaillée des manuscrits ne

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